Eva Illouz. Le “self-help”, pensé pour moi-même…
Au travers de manuels de développement personnel, de bien-être et de management, le discours du « self-help » tend à devenir l’idéologie dominante du monde contemporain. Or il s’inspire directement de l’éthique stoïcienne. Continuité ou dévoiement ? La sociologue Eva Illouz revient sur l’origine de ce courant très puissant, le distingue du stoïcisme. Et dénonce la fausse promesse que ces leçons de sagesse frelatées prétendent délivrer à l’individu contemporain : celle de pouvoir façonner sa propre valeur.
« Alors qu’il essayait de donner un sens à sa propre vie et à la “condition humaine”, Sénèque a écrit que “La vraie sagesse n’est pas de s’éloigner de la nature, mais de façonner son comportement selon ses lois et son modèle.” Les siècles sont marqués par ceux qui, comme le philosophe latin, ont longuement exploré et réfléchi non seulement aux lois de la nature, mais au désir qu’a l’homme d’éclairer sa propre existence à leur lumière et de vivre en harmonie avec elles. » C’est ainsi que s’exprime Stephen R. Covey [1932-2012], homme d’affaires et conférencier états-unien, dont Les Sept Habitudes des gens efficaces, publié en 1989, s’est vendu à plus de 15 millions d’exemplaires dans 38 langues. Le livre de Covey appartient à ce qu’on appelle la littérature de « self-help » (« Aide à soi-même », ou auto-assistance), un vaste courant de la culture anglo-saxonne qui invite les individus, au travers d’un discours mêlant le développement personnel, la psychologie positive et le management, à se prendre en mains afin d’assurer leur réussite et leur bonheur. Dans l’entreprise aussi bien que dans leur couple ou face à leurs enfants ou leurs amis, elle s’adresse à eux à la première personne et en les tutoyant, partageant aspirations déçues au travail, en famille ou en couple, et en promettant à chacun la réussite assurée dès lors qu’il adoptera de nouvelles habitudes et disciplines de vie. À coups de best-sellers aux titres évocateurs (« Transformez votre vie. Une pensée positive peut changer votre vie » ; « Comment se faire des amis ? », « Vous pouvez être ce que vous voulez être » ou « Comment devenir riche ? »), le self-help propose des disciplines psychologiques et comportementales qui doivent nous mettre à même de refaçonner notre vie en vue de la rendre à la fois plus efficace et plus accomplie. Depuis quelques décennies, le self-help commence à pénétrer le continent européen, à travers la littérature de développement personnel et les pratiques de management. Même les adolescents sont touchés par le phénomène – en France, le best-seller de la rentrée Toujours plus [Robert Laffont, 2020], de Léna Situations [blogueuse, influenceuse de 23 ans, 1,6 million d’abonnés sur YouTube], qui s’est vendu à plus de 250 000 exemplaires, invite les adolescents, à grand renfort de citations de Marc Aurèle, à s’écouter et à s’assumer tout en faisant preuve de plus de sollicitude envers les autres.
Le stoïcisme, référence centrale de la culture du « self-help »
De fait, le self-help charrie une série d’éléments qui sont directement empruntés à la tradition stoïcienne : qu’il s’agisse de travailler sur nos représentations et sur nous-mêmes plutôt que de vouloir modifier l’ordre du monde ; de prendre conscience de ce qui dépend ou ne dépend pas de nous ; ou d’invoquer des « lois de nature » auxquelles nous devrions nous conformer, ce discours s’inspire, plus ou moins explicitement, de l’éthique stoïcienne. Comment expliquer que le stoïcisme, qui prône une éthique de la résignation et du détachement au sein d’un ordre cosmique qui nous dépasse, puisse inspirer un mouvement à la pointe de la culture capitaliste contemporaine qui prône au contraire la réussite et l’affirmation du moi ? S’agit-il d’un pur et simple dévoiement ? D’une forme de recyclage idéologique ? Où situer les lignes de continuité et de rupture entre ces deux mouvements ? Comment faire le partage entre ce que le self-help nous révèle de l’état psychique des individus contemporains, de leurs besoins et de leurs attentes véritables – et la part idéologique de ce discours de la performance qui utilise l’éthique stoïcienne pour mieux asservir les individus aux finalités du capitalisme contemporain ?
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