Étienne Mougeotte, TF1 et le “temps de cerveau disponible”
L’ex-numéro 2 du groupe TF1, Étienne Mougeotte est décédé hier. Le tandem étroit qu’il forma, de 1987 à 2007, avec Patrick Le Lay marqua une étape décisive dans l’histoire de la chaîne de télévision, repensée pour devenir une « véritable machine à audience », selon l’expression de l’AFP. D’autres, comme l’écrivain Morgan Sportès, seront moins tendres avec cette mutation, dénonçant les dérives de la « télé-poubelle privatisée ». Les années Mougeotte-Le Lay sont, en tout cas, marquées du sceau d’une expression devenue célébrissime, employée par le second en 2004 : « temps de cerveau disponible ». Le philosophe Bernard Stiegler y voyait un résumé aussi parfait qu’« effroyable » de notre époque.
« Temps de cerveau disponible »
La formule de Patrick Le Lay apparaît dans son ouvrage de 2004, Les Dirigeants face au changement. Le Lay est à l’époque PDG du groupe TF1. Il écrit : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. » Or, « pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible ». L’enjeu de la télévision n’est pas, de ce point de vue, la qualité des émissions. Les programmes ne servent qu’à préparer, à façonner la disponibilité, monnayable, de l’attention du spectateur.
Élimination de la conscience
Le philosophe Bernard Stiegler s’est emparé de la formule dans plusieurs de ses ouvrages – La Télécratie contre la démocratie (2006) en particulier. À ses yeux, « Patrick Le Lay a révélé au grand jour qui constitue la “loi” et le lot de notre “époque” », dont il dira par ailleurs qu’elle est « effroyabl[e] de cynisme et de vulgarité ». Pourquoi donc effroyable ? Parce que « face à la télévision, il n’y a plus de citoyens, c’est-à-dire de consciences […]. Les industries de programmes, en tant qu’elles visent la production d’un temps de cerveau disponible [vident] inévitablement ce cerveau de toute conscience. » Ces « méta-systèmes […] forment ce que l’on appelle une chaîne, ou un canal – qui enchaîne et qui canalise les temps de cerveau disponible. »
Degré zéro de la pensée
Voilà, désormais, les téléspectateurs, happés par le petit écran, réduits au « degré zéro de la pensée ». Non plus attentifs mais disponibles, en attente de remplissage. Ce processus se caractérise par sa démesure, pour Stiegler : l’industrie des programmes veut « soumettre l’attention à une captation intégrale, […] mobiliser tout le “temps de cerveau disponible”. […] Une “économie de l’attention” s’est développée pour capter l’attention par tous les moyens qui aboutit en réalité à la destruction de tous les systèmes qui produisent l’attention. » Difficile d’imaginer de meilleures « technologies de contrôle ».
Hypersynchronisation des temps
Ce qui est en péril, dans cette hégémonie de la « télécratie », c’est la communauté politique elle-même. « Ces foules relativement éphémères que sont les audiences de chaque programme des industries de programmes […] sont précisément constituées par le fait qu’un seul et même objet retient leur attention. C’est ce que j’ai appelé l’hypersynchronisation des temps de conscience. […] Ces appareils à produire industriellement des foules artificielles, qui, bien loin de former un nouveau type de lien social, délient au contraire le social, et substituent la pulsion au désir. » Nous n’existons plus, devant la télé, comme des individus singuliers : notre conscience n’est plus la nôtre, notre désir n’est plus le nôtre, notre temporalité n’est plus la nôtre. Nous sommes, en quelque sorte, un avec les autres, mais cette unité est précisément le contraire d’une communauté fondée sur la pluralité.
En exacerbant les pulsions, la télévision actuelle nous menace d’une dangereuse régression de masse, affirme le philosophe Bernard Stiegler *. Mais, à l’ère du Net, il est possible d’encourager un média populaire et intelligent.
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