Émois du moi
Chaque époque fredonne son propre refrain. La nôtre l’a choisi onctueux et enivrant. Il tient en deux mots : « Aime-toi. »
Avant les années 1960, il fallait d’abord servir, et éventuellement se sacrifier. Puis est venu le temps de la révolte contre la patrie, la société, le devoir. On a commencé à vanter l’amour de soi, dans une optique libératrice. Aujourd’hui, aucune revendication rebelle n’accompagne ce sentiment. Au contraire, on l’a pour ainsi dire adouci, normalisé et moralisé. Il nous suit du matin au soir. Au travail, si l’on en croit les manuels de survie en milieu professionnel, il faut faire montre d’assurance, d’estime de soi, de confiance en ses forces pour progresser et réussir. Il ne faut pas hésiter non plus à cultiver un égoïsme rationnel et raisonnable. Puis, devant les rayons des magasins, nous sommes encouragés à cultiver une forme d’amour de soi plus passionnelle qu’utilitaire. « Écouter ses désirs », « savoir prendre soin de soi » et « oser se faire plaisir », tels sont les conseils du temps. Et lorsque nous rentrons chez nous, devons-nous encore nous aimer ? Ne risquons-nous pas de nous transformer en enfants gâtés et égocentriques, lorsque nous nous précipitons pour poster sur le réseau notre dernière photo de vacances ou un rappel de nos passionnantes activités ? C’est là que le refrain, apparemment si simple et presque bête, fait la preuve de sa sophistication. Notre époque a en effet inventé une maxime morale redoutablement efficace. Si on l’accuse de favoriser l’égoïsme, de nous couper de toute relation authentique à autrui à force de nous accorder la première place, de nous adorer, de nous « faire du bien », elle répond par une loi de transitivité que l’on peut exprimer de la manière suivante : c’est uniquement si tu t’aimes que tu pourras aimer autrui. Autrement dit, non pas s’aimer contre l’autre, ni comme un autre, mais au nom de l’autre. Sur ce thème, les ouvrages abondent. On nous apprend toutes les variantes de l’amour de soi : l’estime de soi, la connivence avec soi-même ou encore l’autocompassion. On transforme ainsi ce qui passait pour un vice majeur en vertu cardinale. Le moi était haïssable. Il devient source de bonté. Afin de nous montrer respectueux des autres, tolérant, en humeur de les supporter, il faudrait d’abord travailler sur soi, « faire la paix avec soi-même », développer une bienveillance à son propre endroit. On échapperait naturellement au nihilisme et aux tendances autodestructrices. Cette maxime n’est d’ailleurs pas totalement neuve.
Faites-vous primer le désir comme Spinoza, la joie à l'instar de Platon, la liberté sur les pas de Beauvoir, ou la lucidité à l'image de Schopenhauer ? Cet Expresso vous permettra de le déterminer !
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