Dimitri El Murr : éros et philia, passions rationnelles
Le philosophe Dimitri El Murr convoque éros et philia, sentiments parfois très voisins chez Platon, que l’on traduit, faute de mieux, par amour et amitié. Quelle est cette philia qui, comme l’amour, peut ne pas être payée de retour ? Qui unit les humains, mais aussi les cités ? Qu’est-ce qu’une relation érotique dans laquelle le savoir vient en tiers, et qui culmine dans l’amour du Beau ? Les points de vue de Platon et d'Aristote.
De l’amour et de l’amitié, qu’est-ce qui compte le plus pour Platon ?
Dimitri El Murr — Cette opposition, moderne, ne recoupe pas celle que l’on trouve chez Platon entre l’éros et la philia. La philia, notamment, possède un sens beaucoup plus large que celui d’amitié. Il comprend un sens politique – l’amitié civique qui unit les cités –, et même cosmologique, entre les différentes parties du corps du monde. Il me semble, d’ailleurs, que Platon n’oppose pas les deux termes. La frontière entre eux est parfois floue : une philia vertueuse peut naître à la suite de l’éros, lorsque celui-ci se détache du corps.
Mais ils ne se confondent pas ?
Les différences sont parfois très ténues. Les deux concepts se superposent et parfois s’altèrent réciproquement. L’idée de Platon est que la dynamique du désir, de l’attraction, de l’attirance est la même. Le grand clarificateur sera Aristote. L’éros ne l’intéresse pas vraiment ; il s’agit, pour lui, de quelque chose de profondément distinct de la philia. Mais que ces deux notions soient parfois très proches ne signifie pas qu’elles soient indistinctes chez Platon. C’est notamment vrai de l’amitié civique, au sens politique : c’est la philia qui unit les cités, non l’éros. Le tyran peut être tyrannisé par son propre éros, par ses désirs effrénés. Et c’est notamment pour cela qu’il est sans ami, aphilon, et qu’il détruit tout lien social. Cela étant, il y a en effet, entre l’éros et la philia, une logique commune d’attraction – qui implique, intrinsèquement, la possibilité d’une non-réciprocité.
On peut être l’ami de quelqu’un qui n’est pas notre ami ? C’est très déconcertant !
C’est vrai. La philia, pour Platon, n’est pas, ou pas uniquement, une question de relation personnelle réciproque, élective, choisie, libre – autant de traits de l’amitié au sens contemporain. Cette dimension affective, intime, interpersonnelle de la relation amicale n'est pas systématiquement absente ! Mais dans certains contextes, la philia évoque plutôt une attirance à sens unique. On peut aimer sans être aimé en retour : nous connaissons cette vérité en matière d’éros, de désir, d’amour ; sa transposition dans la sphère de « l’amitié » peut être déconcertante. Socrate prend pour exemple provocateur l’ami du vin que le vin n’aime évidemment pas en retour, et le philosophos, ami du savoir, que le savoir n’aime pas non plus en retour. Au fond, pour Platon, l’homme est ami de tout ce qui est bon pour lui, et, ultimement, du Bien. Mais de la même manière, l’éros, dans Le Banquet, exprime une attirance pour la beauté d’un corps qui se mue, peu à peu, en amour de la beauté elle-même – qui est au fond la même chose que le Bien pour Platon. Mais le Bien ne nous aime pas en retour !
Pas si vite nous dit Spinoza, dans cet éloge à la fois vibrant, joyeux et raisonné de l'amour en général.
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