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Expérience

“Désintox’ numérique” : est-ce à mon portable de me dire d’arrêter de l’utiliser ?

Clara Degiovanni publié le 03 octobre 2022 4 min

Il existe des applications sur smartphone censées limiter notre temps d’écran. Mais n’est-ce pas paradoxal de se sevrer d’une addiction avec l’objet même qui en est responsable ? Jacques Ellul nous aide à décortiquer ce paradoxe.

 

J’ai découvert il y a peu l’énigmatique application « bien-être numérique » de mon smartphone Androïd. Le choc a été rude. Dès l’ouverture de cet outil de « désintox’ numérique », j’ai dû affronter un petit graphique camembert, m’informant du temps d’écran passé sur chaque application et du nombre de déverrouillage de mon téléphone depuis le début de la journée. Il était 23 heures, j’en étais à 5 heures d’usage cumulées et à 250 déverrouillages.

Phase 1 : la résolution

Passé ce vertige coupable, place à l’action. J’ai pu constater que mon portable (magnanime !) me proposait des solutions plutôt sophistiquées pour mettre un terme à ces heures de scrolling intempestif. J’ai donc activé un temps limite de 30 minutes d’usage pour chaque application et installé un mode « coucher » capable de faire basculer mon écran en noir et blanc à partir de 23 heures, en mettant toutes les applications en mode « silencieux ».

Pour m’épauler dans cette « désintox’ numérique », mon téléphone s’est alors doté d’un étrange pouvoir : celui de devenir triste et ennuyeux. Tous les soirs, comme Cendrillon, l’écran d’accueil quittait sa robe de bal. Lorsqu’elles basculaient en nuance de gris, les applications d’habitude colorées comme des bonbons acidulés perdaient leur pouvoir envoûtant. Mon téléphone cessait de gazouiller, de notifier, de biper, de vibrer. Fin de la fête : tout le monde au lit, me sermonnait-il dans son langage à lui.

Dans l’enthousiasme des débuts, j’ai d’abord scrupuleusement respecté ce couvre-feu numérique. Je me comportais comme une fêtarde souhaitant profiter de sa soirée au maximum avant qu’elle ne s’achève, mais qui consent sagement à quitter les lieux quand l’heure de rentrer a sonné. J’allais donc systématiquement jusqu’au bout du temps que je m’étais autorisé et que la machine ne manquait jamais de me rappeler de son petit ton neutre – « temps limite d’utilisation atteint ».

Phase 2 : la rébellion

Mais petit à petit, je me suis sentie dépossédée de ma décision initiale. En me mettant face à mes responsabilités, mon portable me donnait la désagréable impression de me commander, choisissant mécaniquement le moment, le style et la manière – austère et rigide – de mon sevrage. Le sommet de cette impression de dépendance a été atteint quand j’ai découvert la fonction « lever la tête » de cette fameuse application « bien-être numérique ». Non content de me rappeler d’arrêter de l’utiliser, mon téléphone pouvait me donner des conseils aussi basiques (bien que parfois utiles, j’en conviens) que celui de penser à regarder devant moi quand je marchais dans la rue en étant fixée sur lui. Déjà garant de mon « bien-être numérique », il devenait littéralement responsable de ma survie.

Agacée, j’ai donc commencé à tricher avec la machine, parfois presque sans m’en rendre compte. Je passais par le navigateur au lieu de consulter les applications soumises aux limites, je rallongeais le temps de 5 ou 10 minutes en modifiant les paramètres. En filoutant de la sorte, je n’avais pas l’impression de trahir ma résolution initiale, mais simplement de contourner cette stupide machine. L’application avait déclenché en moi un esprit de transgression, qui me poussait à augmenter chaque jour un peu plus mon temps d’écran. Je me rendais pourtant compte de l’absurdité de la situation : en voulant me sevrer de mon téléphone, j’avais réussi à augmenter mon addiction à lui.

Phase 3 : la prise de conscience

J’avais le sentiment de vivre, à mon échelle, un paradoxe inhérent à la modernité technique, que le philosophe Jacques Ellul avait décortiqué dès les années 1950. Le fait de répondre à « une difficulté technique » par un « remède technique » conduit forcément à des difficultés sans nom. Car la machine, en cherchant à répondre à nos désirs quels qu’ils soient – y compris ceux qui consistent à se séparer d’elle – renforce son emprise sur nous. Cela se paie « d’une subordination plus étroite à l’égard de l’instrument de délivrance », explique Ellul son essai La Technique ou l’Enjeu du siècle (1954). Par exemple, le machiniste qui améliore la machine pour qu’elle fonctionne de manière plus efficace et plus autonome, va par là même condamner l’ouvrier mécanicien à un travail machinal et déshumanisant « qui économise les forces et transforme l’action en réflexe ». Chercher à s’émanciper d’une machine, via cette même machine, crée nécessairement une autre forme de dépendance à elle : sans doute moins fatigante, mais plus pernicieuse.

Mon smartphone est le parfait exemple de ce phénomène. En devenant à la fois la cause et remède de mon addiction, il s’est transformé en une sorte d’outil « total ». Lorsqu’il me disait quand il fallait m’arrêter, de son petit ton péremptoire et mécanique, il ne laissait plus « aucune marge à l’erreur et à l’initiative ». À l’inverse, le reste du temps, quand je respectais les règles, il m’ôtait « le goût et le désir » d’échapper à son emprise, comme l’écrit Ellul à propos des machines. Semblable à un compagnon que l’on décrirait aujourd’hui comme « toxique », mon portable s’est ainsi mis à souffler le chaud et le froid en me rendant dépendante dans tous les cas : soit par l’addiction, soit par le contrôle qu’il exerçait sur moi.

Finalement, le paradoxe qui s’est joué à un niveau individuel avec mon portable, a lieu à l’échelle de la planète. Il pose une question simple mais fondamentale : faut-il répondre aux effets néfastes de la technique par plus de technique ? Comment échapper à ce qu’Ellul appelle « cette espèce de retournement constant et complexe qui fait […] qu’une technique destinée à délivrer l’homme de la machine, le soumet d’autant plus rudement à l’appareil ?» Ce retournement est d’autant plus retors qu’en prendre conscience ne nous aide pas forcément à nous détacher de ces mêmes machines. À l’heure ou j’écris ces lignes, je continue d’utiliser cette fichue application de « bien-être numérique » tandis que des multimilliardaires comme Elon Musk investissent des fortunes dans des technologies censées « réparer » la planète. Cette surenchère technologique peut-elle aboutir à autre chose qu’une impasse ?

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