De l’hymne homérique au rap iranien

L’Iran a quelque peu disparu des gros titres et des bandeaux d’information en continu, ce qui n’empêche pas le régime d’exécuter à tour de bras, alors même que la révolution entamée en septembre suit tant bien que mal son cours dans les rues et sur les réseaux sociaux.

« Hier, le haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU a fait état d’au moins 209 personnes exécutées en Iran depuis le début de l’année, soit une moyenne de dix personnes par semaine, “un nombre effroyablement élevé”. Parmi ceux qui risquent d’alourdir ce sinistre bilan se trouve le rappeur Toomaj Salehi, emprisonné depuis le 30 octobre, placé à l’isolement et accusé de “corruption sur la terre”, un crime passible de la peine capitale selon la loi iranienne. D’après ses proches et plusieurs ONG qui défendent le sort des prisonniers politiques, il aurait subi de telles tortures qu’il ne peut désormais se déplacer qu’en fauteuil roulant.

À 32 ans, Toomaj Salehi est une star en Iran, l’une de ces figures capables de galvaniser les foules avec des textes qui ne s’embarrassent pas de métaphores pour critiquer le pouvoir. Dans Trou de souris (سوراخ موش), un titre sorti en juillet 2021 et instantanément devenu un tube, le rappeur chante ainsi : “Si tu as fait semblant de t’endormir alors qu’ils répandaient le sang / Occupé à tes petites affaires alors qu’ils volaient de jeunes vies / Si tu jouais les centristes, ou te tenais au milieu en disant : ‘La politique ? mais qu’est-ce donc ?’ / Sache qu’il n’y a pas de vote blanc et qu’il n’y a pas de neutralité dans cette guerre / Si tu te mets les mains devant les yeux / Tu as du sang sur les mains.” Dans l’un des derniers clips publiés avant son arrestation, Toomaj en rajoute une couche, illustrant son propos de vidéos de manifestations et de jeunes femmes dévoilées dans les rues. Il annonce “voici le champ de bataille”, exhortant ses auditeurs à rejoindre la lutte. “Il est l’heure de la colère du peuple et de sa rébellion / Il est temps de dégager les opportunistes […] Nous sommes la voix de la colère de ceux qui ont été réduits au silence / Ne nous appelez pas des rebelles, nous venons faire la révolution”, prévient-il.

Si le rappeur gêne tant le régime, c’est bien sûr en raison de ses textes ouvertement politiques. Mais l’une de ses caractéristiques est de toujours s’intéresser à la vie des classes populaires, précisément celles qui remplissent les cellules iraniennes. La grande majorité des hommes condamnés à la pendaison sont en effet des anonymes, modestes pères de famille exerçant des professions comme garagiste, ouvrier ou électricien, dont les proches ne sont pas toujours prévenus de l’exécution de la sentence. Toomaj revendique de porter leur voix – il a également dédié une chanson aux instituteurs –, consacrant sa musique aux plus silencieux et invisibles.

Dans leur volonté de rendre gloire, ses morceaux deviennent des hymnes – les hymnoi grecs (ὕμνοι) étaient chantés en l’honneur des dieux ou des héros –, au même titre que Baraye (برای,), devenu un emblème du mouvement de protestation. Dans le corpus des hymnes homériques, plusieurs s’ouvrent par cette formule : “Je commence à chanter.” On pourrait s’étonner de cette annonce, qui à première vue semble n’indiquer qu’une évidence banale, une tautologie. Mais elle place le locuteur dans une situation à la fois d’intermédiaire (entre le dieu qui s’apprête à être loué et le spectateur) et de maîtrise. Quiconque reprend l’hymne devient à son tour porte-voix en même temps qu’acteur de son destin. Quand bien même il tomberait. »

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