Mehran Tamadon: “Les mollahs sont restés avec un impie tel que moi!”

En invitant les clercs à discuter, espériez-vous sincèrement faire évoluer leurs positions?

Mehran Tamadon: Non, ce n’était pas mon objectif. Le fait qu’ils acceptent d’être filmés était déjà énorme. J’ai mis des années à convaincre des mollahs de se prêter au jeu. Ensuite, durant ces quarante-huit heures, je leur ai déclaré, à la suite: que j’étais athée ; que je considérais l’Islam comme une idéologie parmi d’autres et non comme LA vérité ; que j’avais vécu avec une femme sans être marié. Ils ont écouté. Surtout, ils sont restés avec un impie tel que moi ! D’un côté, on entend des arguments et des désaccords. De l’autre, il y a ce que dit l’image: les mollahs sont demeurés avec quelqu’un qui affiche sa différence devant la caméra. Ils ont donc accepté une certaine forme de pluralité. Au fond, j’aime faire des expériences. Quel que soit le résultat, on ne peut pas être déçu car on est mis en mouvement. Serai-je capable de prier avec eux, de m’allonger à côté d’eux ? Eux aussi, d’ailleurs, se posent la même question. Je change entre le début et la fin de l’expérience. Eux aussi. C’est cela qui m’importe.

Les mollahs déclarent, dans votre film, que la laïcité n’est qu’une idéologie occidentale, toute relative. Comment répondre à cette remise en cause ?

Selon moi, la laïcité est uniquement un cadre de vie dans lequel toutes les religions peuvent exister et vivre ensemble. Cette idée d’un espace convivial ne peut en aucun cas être une idéologie. Mais lorsqu’ils accusent la laïcité d’être une idéologie, les mollahs pensent à la laïcité qui, en France, exclut – celle qui, par exemple, interditaux jeunes filles voilées d’entrer dans les écoles et les collèges, ou leurs mères d’accompagner des sorties scolaires. Cette exclusion crée du communautarisme. Au nom des droits de l’homme et de la laïcité, on peut finir par mettre les gens dehors. Je n’ai pas de réponse à cette question. Mais elle apparaît dans le film et mérite d’être prise en compte. Si l’on se contente de dire que les mollahs sont des fondamentalistes ou des fascistes, on enfonce des portes ouvertes, rien de plus ! De même, parler de « la femme iranienne » ou de la « jeunesse iranienne » n’a pas de sens. Toutes ces réalités sont multiples, et toutes en mouvement.  Chacun d’entre nous peut être enfermé dans des idées. Or, comme le dit Gilles Deleuze, les injustices sont toujours commises au nom de valeurs idéales qui sont devenues immuables et qui empêchent le mouvement. Mon objectif, avec ce film, est donc d’écouter les objections de mes contradicteurs.

À la fin du film, les mollahs poussent un cri de victoire car ils ont le sentiment d’avoir emporté la bataille. Comment avez-vous pu mettre en scène votre propre défaite ?

Cela m’amuse qu’ils gagnent, même si j’ai l’impression d’avoir eu raison sur beaucoup de points – que je n’ai pas tous gardés au montage. Au fond, mon film porte sur la possibilité d’un espace public où un athée comme moi et des religieux comme eux puissent coexister. Or pour qu’un tel espace vide existe, il faut que les deux parties reculent. Je ne dois donc pas prendre toute la place. Je dois reculer, et eux aussi. J’aime beaucoup l’idée de ne pas être le héros du film. Être le héros, c’est perdre son mouvement, car on doit répondre à l’attente du regard de l’autre. Deleuze dit : « décevoir est un plaisir », car on retrouve soudain sa liberté.