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Katsuki Mori dans “Les Contes du hasard”. © 2021 Neopa/Fictive

Paroles, paroles

“Contes du hasard et autres fantaisies” : le pouvoir érotique de la conversation

Ariane Nicolas publié le 22 avril 2022 5 min

Un an à peine après le succès en France de Drive My Car (2021), qui vient de décrocher l’Oscar du meilleur film étranger, le réalisateur japonais Ryūsuke Hamaguchi revient avec un nouveau film, formellement différent mais également centré sur la parole. Composé de trois segments distincts, comme des moyens-métrages mis bout-à-bout, Contes du hasard et autres fantaisies filme des personnes discutant d’amour et de sexe. Ces longs échanges, qui font immanquablement penser à Rohmer, questionnent la dimension érotique des mots. Parler d’amour, est-ce déjà une façon de faire l’amour ou au contraire, un moyen inconscient de fuir le rapport sexuel ? Éclairage avec Lacan.

L’interpénétration des âmes

Assise à l’arrière d’un taxi, Tsugumi raconte à son amie Meiko la nuit qu’elle a passée avec Kazuaki. Nuit passée non pas à batifoler sous les draps, mais à converser avec cet homme, dont elle se dit amoureuse mais avec qui elle ne juge pas indispensable d’entretenir pour l’instant une relation charnelle. « C’est comme si nos âmes se pénétraient l’une l’autre, lorsque nous parlions », assure-t-elle, assumant la métaphore du coït pour décrire la puissance de leurs échanges. Tsugumi semble se satisfaire de cet amour non consommé et en retirer une pleine jouissance. Ne risque-t-elle pas d’être déçue, de rompre le charme, si elle s’engage physiquement avec Kazuaki ?

Dans un entretien, le réalisateur Ryūsuke Hamaguchi explicite cette vision de la conversation comme double idéalisé de l’acte sexuel : « La conversation vise à abolir les frontières entre soi et les autres, ce qui procure la sensation d’être en vie, avec le bonheur qui l’accompagne. La sexualité est une façon de l’atteindre, mais ses effets sont éphémères, le rapport sexuel débouche souvent sur une sorte de vide. Se rapprocher de l’autre à travers les mots, se mélanger psychologiquement à quelqu’un, si l’on peut dire, permet finalement d’accéder à cette joie de façon beaucoup plus intense et pérenne. » L’histoire bifurque et nous ne saurons jamais si Tsugumi saute le pas. Mais après tout, quelle différence ?

“Un moment étrange”

Le second « conte » s’intéresse à Nao, jeune mère qui souffre de vivre dans une société où la sexualité des femmes est réprimée. Après avoir trompé son mari avec l’un de ses camarades, elle s’invite dans le bureau de Segawa, professeur de littérature française à l’université dont un roman vient d’être primé, où elle accomplit une chose osée et extraordinaire : lire à voix haute le passage érotique de ce roman à cet homme qu’elle ne connaît pas. Le professeur l’écoute décrire la façon dont une femme lèche les testicules du narrateur et le fait éjaculer à deux reprises. À notre surprise, il ne se passera finalement rien de physique entre les deux inconnus. Mais la tension érotique entre eux était telle qu’on en vient à penser que Nao a de nouveau trompé son mari.

Si ce second conte est plus franc du collier que le premier, ces deux « fantaisies » ont un point commun : l’excitation vient lorsque la conversation est perturbée par « un moment étrange » (l’expression est de Segawa), quand un terme précis, un silence, un changement de ton font basculer le marivaudage vers quelque chose de plus ouvertement sexuel. Dans le premier conte, l’amie de Tsugumi, Meiko, réveille le désir de son ex de cette manière, s’invitant elle aussi dans son bureau et prenant la liberté de lui dire tout ce qui lui passe par la tête. L’infinie liberté dont elle témoigne à travers cette démarche suffit à piéger de nouveau cet homme. Meiko semble jouir de s’entendre dire certaines choses et cette jouissance rejaillit sur lui.

Rapport amoureux, rapport sexuel

Si ce moment est « étrange », c’est non seulement qu’il rompt avec la banalité des mots et des situations du quotidien, mais aussi qu’il interroge l’homme à qui ces mots sont adressés. Doit-il croire que ces paroles singulières lui sont destinées, ou ces femmes sont-elles essentiellement en train de se parler, de se masturber intellectuellement plutôt que lui parler ? Cette question renvoie à une phrase bien connue de Jacques Lacan : « Il n’y a pas de rapport sexuel. » Tirée de son séminaire de 1972, elle indique que lors d’un acte sexuel, autrui ne peut être qu’un objet pour le Sujet. La jouissance de l’autre nous est toujours inaccessible : nous sommes toujours pris au piège de notre corps et de notre propre jouissance. Tout rapport sexuel est auto-érotique, tourné vers soi, car nos sensations ne peuvent jamais s’identifier avec celles de l’autre.

Pour le psychanalyste, parole et sexualité entretiennent une dialectique complexe. Au plus profond de notre être, notre pulsion sexuelle est d’ordre physique. Mais ce désir sexuel ne s’en tient pas là, il vient très tôt se fixer dans les mots. C’est d’ailleurs ce qui nous distingue des animaux, pour Lacan : les humains sont des êtres structurés par le langage, nous sommes des « parlêtres » dont les désirs se greffent au-dehors de notre corps. Lacan distingue ainsi l’amour (le sentiment amoureux) et l’acte sexuel (l’assouvissement d’une pulsion qui mène à la jouissance). Si le « rapport sexuel » est impossible, le lien amoureux est, lui, possible. Pourquoi ? Parce que la parole circule entre les deux êtres. Un même geste n’est pas interprété de la même manière selon qu’on le fait ou qu’on le reçoit ; en revanche, un même mot se diffuse dans l’air et nous pénètre simultanément, de manière presque magique.

Il existe ainsi une tension permanente entre la sexualité et la parole, que ces Contes nous font bien approcher. On parle pour susciter le désir et commencer à faire l’amour, mais aussi pour ne pas avoir à faire l’amour, pour avoir un rapport avec autrui d’une autre nature, langagière. La conversation amoureuse est toujours les deux à la fois : un prolongement et un barrière entre l’amour et la sexualité. Paradoxalement, plus le rapport est impossible, et plus le lien est intense ! Plus on aime parler avec l’autre, comme Tsugumi avec Kazuaki, plus on lui signale que l’on peut se passer de son corps, et en même temps, plus cet amour de la conversation tend à être converti en autre chose, puisque ce désir veut être assouvi physiquement, dans une jouissance qui n’est plus sublimée mais accomplie. Si la parole dispose de ce pouvoir érotique, elle peut aussi ruiner la possibilité même de la jouissance sexuelle, en remplaçant un acte par une parole. On ouvre alors la bouche, mais pour jouir du son qui en sort, pas de ce qu’elle touche.

 

Contes du hasard et autres fantaisies, de Ryūsuke Hamaguchi avec Kotone Furukawa, Hyunri, Shouma Kai, Aoba Kawai, Katsuki Mori, Ayumu Nakajima, Kiyohiko Shibukawa et Fusako Urabe, est actuellement en salle.

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