Chine : quand les plantes reprennent leurs droits

À Chengdu, en Chine, une tentative de végétalisation d’immeubles a tourné court. Envahissantes et attirant les moustiques, les plantes ont chassé les résidents de leurs appartements. Visionnaire, Jean-Paul Sartre évoquait ce phénomène dans La Nausée en 1938 :

« J’ai peur des villes. Mais il ne faut pas en sortir. Si on s’aventure trop loin, on rencontre le cercle de la Végétation. La Végétation a rampé pendant des kilomètres vers les villes. Elle attend. Quand la ville sera morte, elle grimpera sur les pierres, elle les enserrera, les fouillera, les fera éclater de ses longues pinces noires ; elle aveuglera les trous et laissera pendre partout des pattes vertes. »

Huit immeubles complètement envahis de végétation, au point d’en chasser les résidents : cette image de la ville chinoise de Chengdu aurait certainement horrifié Roquentin, à qui Sartre donne la parole dans cette citation. La nature n’est pas un havre de paix pour le protagoniste principal de la Nausée : elle est le règne inquiétant des plantes, contre lesquelles l’homme a dû lutter pour conquérir sa place. En inventant une architecture végétalisée, nous avons brisé la frontière fondamentale qui sépare la cité du monde sauvage – la silva, en latin la « forêt ». Nous avons invité le loup dans la bergerie urbaine. Est-ce vraiment si grave ? Pourquoi nous méfions-nous des plantes ? 

Quelques pages plus tôt, le même Roquentin est saisi d’une nausée métaphysique à la vue d’une racine – « cette grosse patte rugueuse […] noueuse, inerte, sans nom », cette « énorme présence » qui lui révèle l’horreur de l’existence. « La diversité des choses, leur individualité n’était qu’une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre - nues, d’une effrayante et obscène nudité. » Contrairement aux animaux, humains compris, les plantes n’existent pas d’abord comme des individus mais comme des colonies : des colonies de cellules qui possèdent leur propre indépendance et peuvent constituer un nouvel être lorsqu’elles sont greffées ou bouturées ; des colonies d’innombrables êtres reliés par un système racinaire commun, à l’instar de la colonie clonale de Pando. 

Le végétal trouble donc les lignes de partages, notamment celle de la sexualité : tantôt sexuée, tantôt asexuée, leur reproduction a quelque chose d’inquiétant. La plante est, sans cesse, en train de se reproduire, de se propager. Elle ne cesse, par ailleurs, de croitre. Contrairement aux bêtes, les végétaux sont fondamentalement indéterminés : ils n’atteignent jamais une forme finale, un état adulte défini.

À cette extension spatiale potentiellement illimitée s’ajoute, un étirement temporel tout aussi inépuisable : théoriquement, si rien ne l’arrête, une plante est immortelle. Elle continue à vivre tant qu’elle continue à pousser. La lutte pour la conquête d’un espace humain contre cet adversaire illimité et immortel est un combat sans fin. Le végétal trouve toujours le moyen de ressurgir, de s’insinuer dans les anfractuosités de la cité. Il suffit d’une graine – une poussière de matière insaisissable, presque immatérielle, disséminée au gré des vent.

La vie végétale est une poussée lente, imperceptible, secrète. Le modèle de notre méfiance à l’égard de cette avancée subreptice du végétal, c’est la tumeur maligne – un amas de cellules anormales, immortelles, proliférant à un rythme soutenu, et se disséminant dans l’organisme à travers les vaisseaux sanguins et lymphatiques. Les plantes ne sont pas, seulement, les compagnes agréables du jardin d’Éden ; elles sont aussi des créatures aussi étranges qu’inquiétantes.