Hors-série "Les anti-Lumières"

Chateaubriand : adieu les douceurs du foyer

publié le 3 min

Extrait – Les Mémoires d’outre-tombe ne racontent pas seulement la vie de Chateaubriand. Ils déploient une pensée historique portée par une vision romantique empreinte de mélancolie en rupture avec l’esprit des Lumières. Chateaubriand voit dans l’aspiration à une unité des peuples et à une « société universelle » une aberration qui menace le bonheur individuel et sape les valeurs nationales…

 

« La folie du moment est d’arriver à l’unité des peuples et de ne faire qu’un seul homme de l’espèce entière, soit ; mais en acquérant des facultés générales, toute une série de sentiments privés ne périra-t-elle pas ? Adieu les douceurs du foyer ; adieu les charmes de la famille ; parmi tous ces êtres blancs, jaunes, noirs, réputés vos compatriotes, vous ne pourriez vous jeter au cou d’un frère. N’y avait-il rien dans la vie d’autrefois, rien dans cet espace borné que vous aperceviez de votre fenêtre encadrée de lierre ? Au-delà de votre horizon vous soupçonniez des pays inconnus dont vous parlait à peine l’oiseau de passage, seul voyageur que vous aviez vu à l’automne. C’était bonheur de songer que les collines qui vous environnaient ne disparaîtraient pas à vos yeux ; qu’elles renfermeraient vos amitiés et vos amours ; que le gémissement de la nuit autour de votre asile serait le seul bruit auquel vous vous endormiriez ; que jamais la solitude de votre âme ne serait troublée, que vous y rencontreriez toujours les pensées qui vous y attendent pour reprendre avec vous leur entretien familier. Vous saviez où vous étiez né, vous saviez où serait votre tombe ; en pénétrant dans la forêt vous pouviez dire :

Beaux arbres qui m’avez vu naître,

Bientôt vous me verrez mourir. […]

Quelle serait une société universelle qui n’aurait point de pays particulier, qui ne serait ni française, ni anglaise, ni allemande, ni espagnole, ni portugaise, ni italienne, ni russe, ni tartare, ni turque, ni persane, ni indienne, ni chinoise, ni américaine, ou plutôt qui serait à la fois toutes ces sociétés ? Qu’en résulterait-il pour ses mœurs, ses sciences, ses arts, sa poésie ? Comment s’exprimeraient des passions ressenties à la fois à la manière des différents peuples dans les différents climats ? Comment entrerait dans le langage cette confusion de besoins et d’images produits des divers soleils qui auraient éclairé une jeunesse, une virilité et une vieillesse communes ? Et quel serait ce langage ? De la fusion des sociétés résultera-t-il un idiome universel, ou y aura-t-il un dialecte de transaction servant à l’usage journalier, tandis que chaque nation parlerait sa propre langue, ou bien les langues diverses seraient-elles entendues de tous ? Sous quelle règle semblable, sous quelle loi unique existerait cette société ? Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d’ubiquité, et rétrécie par les petites proportions d’un globe souillé partout ? Il ne resterait qu’à demander à la science le moyen de changer de planète. »

 

François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1848), IV, l. X, v.

 

François-René de Chateaubriand (1768-1848)

Issu d’une famille aristocratique, Chateaubriand débute une carrière militaire brutalement interrompue par la Révolution : il voyage alors en Amérique en 1791. Il part ensuite pour l’Angleterre où il rédige l’Essai sur les révolutions, analyse de la rupture historique de 1789. De retour en France, l’écrivain compose une apologie de la religion, le Génie du christianisme (1802). Légitimiste, il s’engage en politique sous la Restauration, devient ambassadeur à Londres, puis ministre des Affaires étrangères. Hostile à l’orléanisme, il poursuit la rédaction de ses Mémoires d’outre-tombe, « l’épopée de [son] temps » entreprise en 1809.

 

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