Charles Pépin : “Philippe Nassif m’a souvent apporté la lumière”

La mort de Philippe Nassif, journaliste, écrivain et compagnon de route de Philosophie magazine pendant plus de dix ans, nous a bouleversés. Outre l’hommage collectif de la rédaction à cet homme sensible et d’une curiosité insatiable, nous vous proposons un texte plus personnel de Charles Pépin.

Grand ami de Philippe Nassif, également collaborateur de notre journal, Charles Pépin rend hommage à l’essayiste qu’était Philippe Nassif, dont il a publié La Lutte initiale, en 2011.

Je voudrais vous parler ici non de l’ami de trente ans rencontré sur les bancs de Sciences-Po, profond et sensible, infiniment bienveillant, toujours capable de vous écouter quels que soient ses propres problèmes, non de ce beau mec dont le rire tellement communicatif déferlait parfois comme une vague, soudainement capable de mettre l’angoisse sur pause, non de cet ami qui a su être là quand j’en avais besoin, mais de l’auteur d’un bel essai, puissant et singulier, sorti en 2011, La Lutte initiale, dont j’ai accompagné l’écriture en tant qu’éditeur.

Ce furent des mois, des années même de discussions, d’échanges et de relectures. Des mois à observer Philippe au travail, son ambition, son sérieux, son honnêteté intellectuelle, cette manière rare de penser avec son corps, avec ses affects, avec ses souffrances, Philippe et son projet fou : concilier une réflexion sur la pop culture, sur notre époque, et des méditations spirituelles sur le Tao ou la Bible, la psychanalyse ou le romantisme, proposer une sagesse pour notre temps, une issue à « ce mélange d’hystérie, de mollesse et d’ironie qui, désormais devenu banal, nous tient lieu d’indignation ». « Si nous n’avons pas les moyens d’une révolution politique, écrivait-il en une phrase qui n’a pas pris une ride, c’est que nous devons d’abord entreprendre une réforme de nos affects. Il n’est pas encore temps de rêver à une lutte finale. L’urgence aujourd’hui a pour nom : la lutte initiale ».

Devant son manuscrit de plus de mille pages, je me souviens lui avoir dit qu’il y avait bien deux ou trois essais dedans, et qu’il serait peut-être préférable de les sortir successivement, mais il n’a rien voulu entendre. Il était là fidèle à son désir, à son ambition, à son obsession peut-être aussi, réconcilier dans une même proposition, existentielle et érudite, tout ce qui nous permettrait de « quitter l’empire du nihilisme » : un sens retrouvé de la communauté, de l’art et du souci de soi, un retour au corps, au souffle, au grand jeu de la vie, à la présence au monde.

On trouve notamment dans La Lutte initiale des pages merveilleuses sur trois figures qu’il considérait comme des guides possibles pour notre temps troublé : le funambule Philippe Petit (« le profane corps de gloire »), l’écrivain Henry Bauchau (« le romantisme à yeux ouverts ») et le peintre et maître d’arts martiaux Albert Palma (« la renaissance taoïste »). Ce sont les pages que je préfère, pleines de cette part de Philippe que je trouvais si touchante : il adorait admirer, s’enthousiasmer, conscient que nous avons besoin de maîtres pour nous élever, nous arracher à la lamentation et au ressassement et trouver la lumière.

Il m’a souvent apporté la lumière, il a souvent trouvé les mots justes… Et ces mots résonnent avec ceux de cette Lutte initiale, dont je vous recommande la lecture ou la relecture. Difficile, en y repensant, de ne pas songer à ceux de Nietzsche : « Plus d’un qui ne peut se libérer de ses propres chaînes a su néanmoins en libérer son ami »…