“Chacun dépend d’un ensemble en construction”
Deux philosophes, un mathématicien et un musicien s’aventurent dans la jungle de la conversation. Retrouveront-ils leur chemin ?
Barbara Cassin : À plusieurs, on pense autrement que tout seul. Je ne sais pas si c’est mieux. Mais peut-être qu’autrement, c’est autrement mieux… Précisons qu’on pense d’emblée dans, au moins, une langue, une culture, déterminées, ce qui empêche d’être radicalement seul : Aristote, Descartes, Heidegger pensent chacun dans leur langue, qui leur préexiste, avec laquelle ils doivent faire. Actuellement, tenter de penser « à plusieurs » représente une étape supplémentaire. Chacun de nous doit accepter de dépendre d’un ensemble en train de se construire. Cela nous fera peut-être sortir des sentiers battus…
Vincent Descombes : On ne pense jamais seul, même si l’on est seul dans cette pièce à réfléchir. Toute pensée s’inscrit dans une longue histoire. Afin de comprendre entièrement la méditation d’un Descartes, il ne faut rien de moins qu’un dictionnaire philosophique. Il n’existe pas un seul mot de sa pensée qui ne soit en dialogue avec toute une tradition. De sorte que l’on serait bien en mal de déterminer le moment où une nouvelle idée émerge pour la première fois. Toute pensée, si singulière soit-elle, s’inscrit dans des formes partagées dont nous héritons. Penser, c’est commencer par prendre conscience de ces formes partagées qui nous permettent de penser. On peut tenter de les modifier mais à condition d’en partir. Dans un passage d’À la recherche du temps perdu, Proust évoque le fait que le narrateur n’arrive pas à écrire parce qu’il perd son temps dans les salons. Et il lui prête cette formule magnifique : lorsque je me retrouve tout seul dans ma chambre, je continue une « vie de salon mentale ». Cela fait bien entendre le fait que même lorsqu’on se retire de la vie sociale, elle continue de nous poursuivre dans la solitude de la pensée.
Karol Beffa : Pour un artiste, la question se pose différemment. Le philosophe, Vincent Descombes vient de le souligner, a du mal à dire quand il a inventé telle ou telle idée. Les idées s’inscrivent dans de longues chaînes historiques. À l’inverse, l’artiste moderne a le plus grand souci de son originalité. Il a vocation à faire advenir des œuvres nouvelles qui porteront son nom. Cependant, dans l’acte créateur, il se passe tout de même quelque chose de l’ordre de la pluralité. L’artiste est conduit à se dédoubler entre celui qui crée et celui qui expérimente ce qu’il est en train de créer. C’est d’autant plus vrai pour celui qui, comme moi, s’adonne à l’improvisation. Ce sont parfois des choses très enfouies en soi qui remontent, des réflexes digitaux, liés à l’apprentissage et au fait d’avoir bien incorporé en soi tout un pan de passé. On se voit, on s’entend improvisant. Pour que l’acte créateur s’opère, il faut que survienne ce dédoublement entre une partie de soi créant et une partie de soi regardant celui qui crée. De sorte que malgré la prime à l’originalité qui existe en art, l’artiste, lui non plus, n’est pas tout seul.

Karol Beffa en 2015 © Yann Rabanier
Frictions mineures
Cédric Villani : Des quatre personnes présentes ici, c’est moi qui aurai la tâche la plus aisée pour défendre les bienfaits d’une pensée collective. Car la science en général, et les mathématiques en particulier, sont une discipline beaucoup plus collective que l’art et la philosophie. Les compositions et les improvisations de Karol Beffa sont signées de lui, les livres de Vincent Descombes et de Barbara Cassin sont signés d’eux. Or mes articles en mathématiques sont tous cosignés…
B. C. : Je vous arrête tout de suite. Pour ma part, j’ai dirigé de nombreux ouvrages collectifs…
C. V. : Oui mais il s’agissait justement de collectifs, il fallait une personne qui dirige ce collectif. Ce n’est pas le cas en sciences.
B. C. : J’ai aussi cosigné des livres de philosophie à quatre mains, que je n’aurais jamais inventés seule.
C. V. : En tout cas, la plupart des écrits de recherche en mathématiques sont à deux ou trois auteurs. Cela vaut dans la plupart des sciences. C’est un énorme changement par rapport à ce qui se passait il y a un siècle, où les articles écrits en solo étaient encore majoritaires. Ces pratiques collectives se sont mises en place pour des raisons d’efficacité. Les scientifiques d’aujourd’hui sont beaucoup plus spécialisés, mais ils ont une connaissance beaucoup moins étendue que leurs devanciers. Mais du coup, ils sont aussi plus ouverts à des expérimentations collectives. Ainsi le mathématicien Timothy Gowers, avec son projet Polymath, est-il parvenu à faire collaborer, via Internet, plus de mille personnes pour démontrer un théorème.
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