“C’est une erreur de voir le pluralisme seulement comme une contrainte pesant sur la liberté d’expression”

« L’Arcom [ex-CSA] doit prendre en compte la diversité des courants de pensée et d’opinions représentés par l’ensemble des participants aux programmes diffusés, y compris les chroniqueurs, animateurs et invités, et pas uniquement le temps d’intervention des personnalités politiques » : telles sont les conclusions récentes du Conseil d’État, saisi pour statuer sur le cas de la chaîne CNews. Redéfinition ou approfondissement des principes du pluralisme ? Le philosophe Charles Girard, auteur de Délibérer entre égaux. Enquête sur l’idéal démocratique (2019), fin connaisseur de la question, nous livre son analyse nuancée. 

Que change la décision récente du Conseil d’État ? Peut-on dire qu’il s’agit d’une redéfinition du pluralisme au sein des titres de presse ?

Charles Girard : La décision du Conseil d’État ne bouleverse pas les grands principes relatifs au pluralisme dans les médias, qui cherchent à concilier la liberté éditoriale d’une part, et la diversité des opinions représentées d’autre part. Elle fait simplement évoluer les critères mobilisés pour mesurer le pluralisme, ce qui est loin d’être négligeable mais ne change pas le sens de ce principe. Nous sommes très loin du « coup de force des juges » ou de la « censure politique » que dénoncent depuis deux semaines les partisans de CNews. Il suffit de lire les conclusions du rapporteur public pour le voir. Resituons le contexte. L’association Reporters sans frontières avait demandé à l’Arcom (l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) de mettre en demeure la chaîne CNews de respecter ses obligations relatives à l’honnêteté, à l’indépendance et au pluralisme de l’information. L’Arcom a jugé qu’il n’y avait pas lieu d’adresser une mise en demeure à la chaîne. RSF a donc déposé un recours devant le Conseil d’État. Que dit ce dernier dans sa décision ? Il juge d’abord que les éléments avancés par RSF ne suffisent pas à établir des manquements graves et structurels en matière d’honnêteté et d’indépendance (même s’ils ne donnent pas « une image très flatteuse de la qualité du traitement d’information sur les antennes de la chaîne »). Il reproche en revanche à l’Arcom de s’être contentée, pour évaluer si la chaîne s’acquitte de ses obligations en matière de pluralisme, de vérifier la répartition du temps d’antenne entre les représentants de partis ou de groupements politiques.

En quoi est-ce un problème ? 

CNews est accusée de défendre un courant d’opinion particulier à travers le choix de ses animateurs, éditorialistes et chroniqueurs. Elle est soupçonnée de contourner ses obligations en matière de pluralisme en organisant des débats entre des intervenants qui, au-delà de divergences superficielles, défendent pour la plupart les mêmes idées. Le Conseil d’État a donc enjoint à l’Arcom de prendre en compte, dans son calcul du temps d’antenne, les interventions, non seulement des responsables politiques, mais aussi des autres participants. C’est là la principale nouveauté de cette décision. Or, loin d’être en rupture avec le droit établi, elle découle de la formulation de l’article 1^er de la loi de 1986, qui évoque le respect du « caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion », et non simplement de l’expression des partis politiques. Dès lors que les commentateurs d’une chaîne d’information s’engagent en faveur d’un camp ou d’un autre dans les débats qui agitent la société, et que des « animateurs se muent en polémistes, avec plus ou moins de subtilité », comme le note le Rapporteur public, leurs prises de parole doivent également être prises en compte. Les modalités de ce nouveau décompte doivent être définies à présent par l’Arcom. C’est là une mission délicate, mais qui est bien justifiée par le principe de pluralisme.