Big Brother aux pieds d’argile

Alexandre Lacroix publié le 6 min

Oubliez la société du spectacle dénoncée par Debord. Car l’avènement des smartphones signe notre entrée dans l’ère de l’information : un mode de contrôle plus étendu mais aussi plus facilement enrayable.

En 1867, Karl Marx ouvrait le livre I du Capital par une formule restée célèbre : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises. » Ainsi, il prenait acte du grand bouleversement provoqué par la révolution industrielle. Un siècle plus tard, en 1967, Guy Debord reprenait la formule à son compte en la détournant : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles », lit-on dès la première ligne de La Société du spectacle. Debord ne se contentait pas de jouer sur les mots : il avait compris qu’une nouvelle mutation était en cours et qu’au modèle industriel productiviste, hérité du XIXe siècle, était en train de se substituer un nouveau mode de création de la richesse basé sur l’image, la représentation, la publicité. Or, si juste que soit le constat de Debord, nous voyons aujourd’hui la société du spectacle dont il avait prophétisé l’avènement s’essouffler et passer au second plan, si bien qu’il devient nécessaire, pour cerner au plus près la dynamique actuelle, de revoir encore une fois la formule et d’écrire : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions contemporaines de production s’annonce comme une immense accumulation d’informations. »

 

Quand le spectateur s’active

Décrivons ce glissement de l’ère du spectacle à celle de l’information. Pour asseoir son règne, le spectacle avait besoin d’un médium, et la radio puis la télévision ont joué ce rôle ; la technologie élue par la société de l’information est l’ordinateur et plus encore le smartphone, un ordinateur de poche multiconnecté nous accompagnant en tous lieux (lire l’interview de Jérémie Zimmermann). Le spectacle était centralisé, conçu et réalisé par quelques sociétés de production et personnalités, et destiné à des spectateurs qui, s’ils n’étaient pas entièrement passifs, s’en trouvaient presque tous exclus ; l’ère de l’information est décentralisée, ses acteurs sont innombrables ou, plus exactement, chacun est à la fois récepteur et émetteur d’informations. L’ère du spectacle engendrait des comportements de consommation moutonniers ; à l’ère de l’information, les entreprises sont capables de cerner très finement les préférences de chacun et de l’orienter vers des produits et des services adaptés. L’ère du spectacle altérait le fonctionnement de la démocratie par la propagande et la désinformation ; l’ère de l’information se nourrit paradoxalement de la vitalité de la conversation démocratique pour accroître le contrôle.

Expresso : les parcours interactifs
Joie d’aimer, joie de vivre
À quoi bon l'amour, quand la bonne santé, la réussite professionnelle, et les plaisirs solitaires suffiraient à nous offrir une vie somme toute pas trop nulle ? Depuis le temps que nous foulons cette Terre, ne devrions nous pas mettre nos tendres inclinations au placard ?
Pas si vite nous dit Spinoza, dans cet éloge à la fois vibrant, joyeux et raisonné de l'amour en général.
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