Avortement : le combat pour l’égalité de Ruth Bader Ginsburg
L’annonce de la mort à 87 ans de la juge de la Cour suprême Ruth Bader Ginsburg, le 18 septembre, a provoqué une onde de choc dans le monde politique américain. À court terme d’abord, car le débat sur son remplacement va peser sur la campagne pour la Maison Blanche et le Sénat – les sénateurs étant amenés se prononcer sur le ou la nouvelle juge. À plus long terme aussi, avec la perspective d’une Cour composée aux deux tiers de juges conservateurs qui pourraient, par exemple, remettre en cause le droit à l’avortement, reconnu au niveau national par l’une des plus célèbres décisions de la Cour, Roe v. Wade. Un droit dont Ruth Bader Ginsburg, alias « RBG », s’était faite une inlassable championne… ce qui ne l’empêchait pas de critiquer – et de vouloir compléter – la philosophie juridique qui s’était imposée pour le consacrer il y a près d’un demi-siècle.
En 1973, la Cour suprême, alors exclusivement composée d’hommes, déclare inconstitutionnelle la législation anti-avortement de l’État du Texas dans Roe v. Wade. Les sept des neuf juges favorables à cette décision se fondent sur le droit « fondamental » à la vie privée reconnu selon eux implicitement par la Constitution américaine, qui implique le droit d’une femme à disposer de son propre corps. Leur argumentaire insiste beaucoup sur les risques psycho-sanitaires (une « vie éprouvante », des « dommages psychologiques », des atteintes à « la santé mentale et physique ») que peut poser pour une femme une grossesse non désirée. Ceci justifie, pour la plus haute autorité judiciaire américaine, qu’elle puisse décider d’y mettre fin dans le respect d’un calendrier défini par la loi.
Pour une partie des féministes américaines, la Cour aurait pu adopter un raisonnement plus ambitieux. Dans un article publié en 1985, Ruth Bader Ginsburg soutient ainsi que le droit à l’avortement ne ressort pas seulement d’un arbitrage « entre les intérêts d’un foetus et ceux d’une femme » ou de la liberté des femmes à disposer de leur corps, mais, plus largement, de leur autonomie dans la définition de leur projet de vie : les questions reproductrices « influencent la possibilité qu’[elles] ont de participer en tant que partenaires égales des hommes à la vie sociale, politique et économique de la nation ». Si la nature, relève-t-elle, a attribué à l’homme et à la femme une anatomie différente, ce n’est pas elle mais la société qui stigmatise les mères célibataires ou qui impose aux mères de supporter la plus grande part de l’éducation des enfants. Traiter le droit à l’avortement uniquement comme une question de vie privée le définit comme une liberté négative (l’État doit laisser les femmes libres de faire ce qu’elles veulent), alors qu’en faire une question d’égalité femme-homme justifie d’imposer que les pouvoirs publics en facilitent l’exercice ou permettent son remboursement.
« Dans mon idée, la notion de choix n’aurait pas dû émerger à partir du droit à la vie privée ou des droits des médecins mais du droit des femmes à contrôler leur destinée, à être capable de faire des choix sans qu’un “État Big Brother” leur dise quoi faire et ne pas faire », expliquera Ruth Bader Ginsburg à un confrère juriste. Dans cette optique, elle a souvent raconté son regret de ne pas avoir pu plaider devant la Cour suprême, au début des années 1970, le dossier d’une officier catholique de l’Armée de l’air à qui l’on demandait, alors qu’elle était enceinte, d’avorter ou de quitter son poste, de choisir entre ses convictions et sa carrière.
Cette conception a fini par infuser dans la jurisprudence de la Cour suprême. Dans une autre importante décision sur l’avortement rendue en 1992, un an avant la nomination de Ruth Bader Ginsburg, l’institution notait que « la capacité des femmes à participer à part égale à la vie économique et sociale de la nation a été facilitée par leur capacité à contrôler leur vie reproductrice ». Mais les majorités y fluctuent et évoluent, et « RBG » a dû se battre, parfois contre la majorité de ses collègues, pour défendre cette idée. Comme quand, en 2007, elle identifiait chez ses confrères conservateurs « une façon de penser qui reflète des notions antiques sur la place des femmes au sein de la famille et sous la Constitution » et faisait de l’accès libre à l’avortement une question de « citoyenneté égale ». Une idée depuis reprise par d’autres penseuses féministes qui voient dans le droit à l’avortement un bien collectif.
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