Attache-moi si tu peux

« “C’est chouette, mais fais attention de ne pas trop t’attacher” : drôle de recommandation adressée entre amis, alors que l’un des deux “voit quelqu’un”, comme on dit pudiquement. Comme s’il s’agissait de ne pas attraper une maladie un peu honteuse, qui risquerait de mettre entièrement à nu le porteur du virus…

Or, peut-on choisir de ne pas se lier avec quelqu’un qui nous attire ? N’est-ce pas plutôt un mouvement naturel qui nous porte irrésistiblement vers l’autre, amoureusement ou amicalement même ? Qu’entend-on vraiment par “s’attacher” ?

Après la peur du déclassement, celle du réchauffement climatique ou encore de l’extrême droite, semble figurer en bonne place celle de l’attachement. Pour être honnête, mon sentiment relève un peu de l’analyse au doigt mouillé. Un récent sondage Ifop publié en mars 2023 et mené auprès de célibataires toutes générations confondues conclut même que “la ‘mort du romantisme’ est loin d’être visible dans les aspirations des célibataires. Toutes les générations se disent majoritairement romantiques (70% en moyenne) mais ce sentiment est plus fort dans les rangs des célibataires de 50 à 69 ans (72%, contre 63% chez les jeunes de moins de 25 ans)”. Et pourtant, je ne cesse d’entendre autour de moi des fanfaronnades du type “nan mais ça va, je suis pas attaché(e)” ou encore “si il/elle s’attache, ça va être l’angoisse”.

“No strings attached”, dit-on en anglais pour qualifier une relation dans laquelle il n’est question que de sexe, mais surtout pas d’attachement, encore moins d’engagement. Une comédie romantique américaine parfaitement oubliable mais à la conclusion pas si idiote porte même ce nom : après une heure et demie à tenter de se persuader que ni l’un ni l’autre ne veulent entamer une véritable relation et que coucher ensemble régulièrement leur suffit, sans que cela n’entraîne de jalousie, les personnages de Natalie Portman et d’Ashton Kutcher finissent par admettre que ce qui les lie est peut-être plus profond que ce qu’ils imaginaient. On finit toujours par s’attacher à quelqu’un pour qui on a de l’estime, avec qui la conversation est fluide, voire passionnante – si cette personne nous fait en plus grimper aux rideaux, c’est évidemment jackpot. Rien de tout cela n’est étrange. Ce qui l’est, c’est de confondre ce lien avec une prison.

Dans À propos d’amour. Nouvelles visions (trad. fr. Divergences, 2022), l’essayiste afroféministe bell hooks remarque que l’amour a déserté les conversations : on parle drague, sexe, crush, coup d’un soir ou encore date, mais “l’éléphant dans la pièce”, comme disent les Américains pour évoquer quelque chose d’évident que tout le monde refuse de nommer, reste bel et bien l’amour. “De nos jours, les idées les plus populaires sur l’amour sont celles qui déclarent son absurdité et son inutilité. […] La culture des jeunes se caractérise par son cynisme à l’égard de l’amour, qui vient du sentiment généralisé que l’amour serait introuvable”, déplore-t-elle. Pour bell hooks, il ne s’agit pas seulement de défendre les vertus d’un sentiment qui nous rendrait moralement meilleur, mais de reconnaître la portée politique des liens qui peuvent se nouer entre les individus, en dépit de structures sociales et économiques destructrices, comme le patriarcat ou le capitalisme. J’espère que Marx et Engels ne m’en voudront donc pas si je me permets cette variation : “Prolétaires du cœur de tous les pays, attachez-vous !” »

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