Ariel Colonomos : “Une belle idée fait penser et rêver à la fois”
Et si la beauté d’un essai en sciences humaines était essentiel à sa force de conviction ? C’est la thèse que soutient Ariel Colonomos dans un essai audacieux, Le Beau Savoir. Pour une esthétique des sciences humaines (Albin Michel, 2023).
En revenant sur le style, le ton, l’humour, l’inventivité conceptuelle des grands textes de Foucault, Lévi-Strauss, Derrida, Lacan, Butler, Bourdieu ou encore Žižek, il nous explique pourquoi la beauté est un ressort essentiel et pourtant minoré du savoir.
À la périphérie de la littérature, les sciences humaines reconnaissent difficilement la beauté comme critère d’appréciation des idées qu’elle promeuvent. Le beau serait moins leur affaire que le vrai ou le bien. Or, comme l’analyse Ariel Colonomos, il existe un beau savoir dès lors que l’on s’attache non seulement au style raffiné de certains philosophes, mais aussi à la forme performative de leur pensée, voire à la drôlerie et l’ironie de certains. Traversant de part en part l’histoire des sciences humaines, Colonomos met ses goûts personnels, parfois sévères pour des auteurs trop lourds formellement à ses yeux, au service d’une réflexion stimulante sur le gai savoir abritant le beau en son sein. Défendant par-dessus tout l’écriture associant rigueur logique et clarté de l’expression, Colonomos rappelle que les penseurs sont à leur manière des sculpteurs, des peintres, des photographes ou des performeurs, dès lors que leurs idées nourrissent des affects.
“L’un des non-dits des sciences humaines, c’est que le beau se voit dissocié du vrai et du juste”
Avant de définir ce que vous entendez par “beau savoir”, comment expliquer que l’esthétique des sciences humaines n’ait jamais été un enjeu reconnu et discuté ? Est-ce que parce qu’il est admis que l’écriture des sciences humaines est généralement considérée comme seulement savante, donc aride, austère, dépoétisée ?
Ariel Colonomos : L’esthétique des sciences humaines et la recherche d’un beau savoir sont « l’éléphant dans la pièce » des sciences humaines, leur non-dit. À mon sens, il y a plusieurs raisons à cela, qui sont autant de jeux d’opposition. En premier lieu, alors même qu’il n’en était pas ainsi auparavant, notamment chez les Grecs, le beau se voit dissocié du vrai et du juste. Cette division des tâches fait l’impasse sur une grande aspiration de certains savoirs, aussi bien dans les sciences (les mathématiques notamment) ou en philosophie : produire de la beauté avec la pensée. À l’extérieur de l’université, cette division est validée par la frontière qui sépare la fiction de la non-fiction. La non-fiction est définie par défaut (tout ce qui n’est pas de la fiction), la beauté étant un attribut de la fiction (l’art), la non-fiction en serait donc dépourvue. Dans son pré carré, chaque corps de métier, les savants et les artistes, est évalué suivant ses propres critères. D’autres raisons viennent, malheureusement, renforcer cette exclusion. On associe le savoir en sciences humaines à de la science (ce qui est discutable), et la science serait le registre du sérieux, alors le sérieux prend les atours de la pédanterie (un choix esthétiquement fatal). Enfin, l’esthétique serait superficielle et frivole. Pire encore, elle serait de droite. De fait, de nombreux conservateurs se plaignent de l’abandon des classiques, qui seraient un facteur d’enlaidissement de l’université. Je ne partage pas leur avis, mais la critique des conservateurs est une autre occasion pour les nombreux membres de la communauté des sciences humaines qui ne sont pas de leur bord de se méfier de l’esthétique.
Pourquoi avez-vous eu envie de défendre cette idée de l’importance de l’esthétique dans les sciences humaines ? Pour honorer ses beautés cachées ou pour moquer ses impasses formelles ?
J’ai eu envie d’écrire un livre à propos d’une question qui, en effet, était un non-dit, comme si cette question était gênante, alors qu’il devrait en être autrement. Mon livre est essentiellement un livre d’hommage, de gratitude envers un univers dont je veux souligner une qualité qui n’a pas droit de cité. La question est importante, puisqu’il en va de la manière dont nous produisons le savoir, le communiquons et aussi de la manière dont il est reçu. J’ai voulu montrer que le monde du savoir, en l’occurrence dans les sciences humaines, est fait d’émotions liées à la nature esthétique des idées, des textes et des gestes de ces personnes qui incarnent ces savoirs. J’ai aussi voulu rendre hommage à des personnalités marquantes de l’université, des personnes que j’ai connues ou certaines dont j’ai simplement lu les œuvres. J’ai discuté l’esthétique de toutes les œuvres dont je parle. Une esthétique peut être belle ou laide. Comme vous le suggérez, une esthétique peut cacher un manque de contenu, mais ce n’est pas un aspect sur lequel je me suis trop étendu. Il est déjà traité et c’est une posture offensive que je n’ai pas voulu adopter. À propos de la moquerie, je suis en faveur de la provocation mais pas de l’invective nourrie par le ressentiment. Mes propos sont parfois ironiques, mais jamais offensants, je crois.
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