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« “Une bonne histoire n’est qu’un corbillard qui vous conduit jusqu’au terminus où vous attend l’épitaphe.” Cette citation de l’écrivain-journaliste graphomane William Vollmann – que j’aime beaucoup – m’est revenue à la gare d’Austerlitz, alors que j’attendais des amis avant de monter dans un train à destination d’Uzerche, en Corrèze.
Qu’est-ce qu’une bonne histoire ? Je me suis posé la question, tandis que je trépignais sur le quai. J’essayais de tuer le temps en faisant mon Perec au petit pied, décrivant mentalement l’espèce d’espace qu’est le quai 4 à Austerlitz (on a vu plus riant), quand mon œil s’est arrêté sur une borne digne de la Sécu, bien qu’il ne s’agisse pas de prendre un ticket d’entrée pour un nouvel enfer administratif. Cette machine archaïque qui clignote présente trois gros boutons indiquant des temps de lecture : c’est un distributeur d’histoires courtes (une, trois ou cinq minutes), lesquelles sont délivrées sous forme de ticket de caisse. Je découvre la lune… car ces installations datent en fait de 2016. Mais de nouvelles ont été récemment implantées sur le campus de Science-Po – pour promouvoir les travaux des étudiants du centre d’écriture et de rhétorique – ainsi qu’à Saclay, pour les ingénieurs de CentraleSupélec. Une bonne histoire, c’est donc d’abord celle qui nous embarque pour un voyage immobile.
Mais encore ? Ce n’est pas qu’un viatique ou un passe-temps. Une bonne histoire accroît notre aptitude à être affecté par le monde, dont dépend directement notre puissance d’agir et notre joie, comme le montre Spinoza. Elle nous fait partager une forme de “tendresse” et “révèle les liens, les similitudes et les identités qui existent entre nous. Elle est ce mode de regard qui permet de voir le monde comme un objet vif, vivant, interconnecté, coopérant et interdépendant. La littérature est bâtie sur cette tendresse envers tous êtres autres que nous qui nous entourent.” J’emprunte cette définition à Olga Tokarczuk, lauréate du prix Nobel de littérature 2018, dont j’ai vu hier une vertigineuse adaptation au Théâtre de L’Odéon. Dans la “bible” qui accompagne le spectateur, pour cette mise en scène réussie de Sur les ossements des morts, un extrait de son discours de Stockholm est reproduit.
Le Tendre narrateur. Sous ce titre, l’autrice polonaise confie son ambition, à savoir “trouver les bases d’une nouvelle narration universelle, globale, qui n’exclurait aucune chose, plongerait ses racines dans la nature, serait riche de contextes mais qui, néanmoins, ferait sens. Une narration qui dépasserait l’incommensurabilité de notre ‘moi’ claquemuré, qui dévoilerait un champ plus vaste de la réalité et en ferait apparaître les corrélations, est-elle possible ?” Oui, et l’excellent metteur en scène Simon McBurney en fait la preuve ! La fable écologique qu’il monte suit le parcours de Janina, une “héroïne tragique” engagée pour la préservation de notre milieu. L’intrigue débute lorsqu’elle retrouve un voisin mort dans sa cuisine, étouffé par un os. Elle se poursuit comme un polar métaphysique, dont les animaux sont des acteurs à part entière. Il fallait tout le talent de Simon McBurney, sa maîtrise de la mise en scène et de la vidéo pour rendre l’admirable polyphonie du roman d’Olga Tokarczuk, et faire ainsi parler la nature.
Car “nous manquons de nouvelles façons de raconter l'histoire du monde”, affirme la romancière. Traversée par un élan animiste, elle croit à la possibilité de “raconter des histoires comme si le monde était une entité vivante, unique” et rêve d’un nouveau type de narration à la “quatrième personne”, qui sache “englober la perspective de chacun des personnages, tout en ayant la capacité de dépasser l'horizon de chacun d'entre eux”. À la croire, une bonne histoire contemporaine serait donc “écologique”, elle prendrait en compte le milieu et non seulement l’homme, adoptant un regard “ex-centré” sur le monde. Et pour vous, c’est quoi une bonne histoire ? »
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