Alain Touraine en quatre idées clés

Le sociologue Alain Touraine né le 3 août 1925, est décédé le 9 juin. Retour en quatre concepts sur l’apport de cette figure importante qui a marqué l’histoire du paysage intellectuel français.

Les trois âges du travail ouvrier

Les premiers travaux de Touraine portent sur l’évolution du travail ouvrier. Étudiant le cas des usines Renault (L’Évolution du travail ouvrier aux usines Renault, 1955), le sociologue identifie trois phases de cette évolution :

• Le début de l’âge industriel est caractérisé par « l’autonomie professionnelle de l’ouvrier qualifié » par rapport à la machine. Celle-ci permet d’effectuer des tâches différentes, ce qui les rend « universelles », ce qui permet à l’ouvrier d’acquérir des savoir-faire diversifiés.
• Mais les machines se spécialisent. On dit que l’ouvrier devient « spécialisé », mais c’est un « nom dérisoire, car il n’a en fait aucune spécialisation. C’est la machine qui est spécialisée dans une seule opération » .L’ouvrier se contente de coordonner le ballet de ces machines.
• Une seule machine regroupe finalement les opérations qu’effectuaient auparavant les machines spécialisées. Par conséquence « le nombre des ouvriers spécialisés décroît. »

L’approche actionnaliste

À partir de Sociologie de l’action (1965), Alain Touraine développe une approche qualifiée d’« actionnalisme » : là où la sociologie analyse souvent la société comme un ensemble de structures (famille, État, école, etc.) et de fonctions (éducation, soin, etc.), Touraine insiste sur le caractère dynamique de la société. Celle-ci est « le résultat de l’action sociale, le produit des relations sociales », commentera le sociologue Jean-Guy Vaillancourt dans l’article « Mouvement ouvrier et nouveaux mouvements sociaux : l’approche d’Alain Touraine » (1991). « Elle est une hiérarchie de systèmes d’action, un réseau de mouvements sociaux, de luttes politiques et de créations culturelles. La société agit sur elle-même et produit la culture à travers une suite de conflits. »

La société est donc pensée comme « historicité » : « L’historicité de la société est sa capacité de produire ses orientations sociales et culturelles à partir de son activité et de donner un “sens” à ces pratiques. » Cette recréation permanente est déterminée entre trois pôles : modes de connaissance (capital symbolique), orientation politique (modèle culturel) et accumulation du capital. Le conflit social émerge lorsqu’une classe dirigeante accapare l’historicité (donc la connaissance, la culture et le capital) au détriment du reste de la société. Ce conflit émerge depuis les individus qui, réunis par des horizons communs de lutte, constituent des « acteurs sociaux ». Ils peuvent se limiter à l’action collective ponctuelle ; mais ils peuvent également devenir des « mouvements sociaux » cherchant à impulser un changement social global, et deviennent alors porteur d’une historicité. Un mouvement social se caractérise par trois principes : principe d’« identité » (« qui lutte ? »), principe d’« opposition » (« qui est l’adversaire ? »), principe de « totalité » (« pourquoi lutter ? »).

Nouveaux mouvements sociaux

Féminisme, écologie, luttes LGBT, régionalisme… Touraine s’intéresse aux « nouveaux mouvements sociaux » qui se développent dans le sillage de Mai-68. Il interroge, dans La Voix et le Regard (1978) notamment, la capacité de ces mouvements à porter, à lire post-industrielle, un projet solide de société. Ses conclusions sont pour le moins critiques, ce qui vaudra à Touraine de virulentes attaques et d’être qualifié de conservateur : les nouveaux mouvements sociaux, contrairement au mouvement ouvrier de l’époque précédente, ne semblent pas, à ses yeux, porteurs d’un projet bien défini de société, opposé à un adversaire clairement identifié.

La crise de la modernité

Touraine réinterroge, à nouveau frais, la « crise de la modernité », dans Critique de la modernité (1992) en particulier. Cette crise de la modernité est en général associée au processus de rationalisation et de désenchantement du monde. Dans un premier temps, avec les Lumières et les révolutions, la raison transformatrice du monde triomphe ; cependant, certaines de ces transformations débouchent, au bout du compte, sur les grandes catastrophes du XX^e siècle. La raison, autrefois libératrice, « apparaît comme un instrument de contrôle, d’intégration et de répression ». Faut-il donc tout jeter dans la modernité ? Absolument pas pour Touraine. Il faut se méfier, à bon droit, des utopies rationalistes comme des usages de la raison calculante par le pouvoir, mais la raison est un formidable outil d’émancipation des individus, leur permettant de devenir sujets, acteurs.