Agents dormants

Le Généralissime s’était préparé d’innombrables caches dans le pays, en cas d’urgence. Il y en avait de différentes sortes : cave ultra-équipée dans le sous-sol d’un manoir délabré, avec entrée par le portrait de l’ancêtre. Blockhaus souterrain communiquant avec une tombe dans un cimetière de campagne. Sous-marin de poche ventousé à la coque d’une innocente péniche de promenade. Il suffisait de se rendre aux toilettes et de savoir actionner la trappe de communication. Place de clown remplaçant dans un cirque itinérant, animé par des agents spéciaux entraînés à l’acrobatie, au domptage, à la prestidigitation. Maison de retraite dirigée par un ancien colonel des services secrets et peuplée en grande partie par d’anciens membres occultes du Bureau central du parti.

Il y a aussi, dans une avenue banale de grande banlieue, plantée de tilleuls, ce pavillon de meulière, avec son jardinet entouré de grilles et ses géraniums. Dans le pavillon vit une femme âgée s’occupant de son mari impotent. Elle sort peu, parle à peine aux voisins.

Tous deux sont des officiers dormants des services secrets. À l’université, alors qu’ils n’avaient qu’une vingtaine d’années, ils ont commencé par de petits rapports sur les milieux intellectuels. « Paulette » étudiait les mathématiques. « Maurice », interne en médecine, se préparait à devenir neurochirurgien. Ils ont reçu l’ordre de se marier. Ils se connaissaient à peine. Paulette a accepté de devenir femme au foyer. Maurice est allé exercer la médecine générale dans un centre hospitalier de la capitale. Il a continué à adresser des rapports sur ses collègues.

Au bout d’une vingtaine d’années, de la direction des Services spéciaux intérieurs, Bureau des vies invisibles, est venu l’ordre de « s’endormir » : cela signifiait plonger dans l’anonymat et faire disparaître de la circulation le visage de Maurice tout en maintenant son existence, afin qu’un jour, au besoin, le Généralissime pût se glisser dans sa vie, à sa place. Ils ont, bien entendu, brûlé l’ordre de mission, comme tous les documents en provenance des Services. Pas de traces. Maurice est devenu un malade chronique, invalide à 80 %. Paulette a mené l’existence des femmes au foyer chargées des soins d’un malade, saluant les voisins, arrosant ses géraniums. Elle s’est habillée de robes à fleurs, est revenue du marché, deux fois par semaine, en traînant une poussette d’où dépassait le bouquet de trois poireaux. On n’a plus vu de Maurice que son ombre en fauteuil, le soir, à la fenêtre du premier étage. Cette carrière tranquille ne les a pas empêchés d’obtenir de l’avancement. Paulette a atteint le grade de colonel, Maurice celui de major.