“Afropea. Utopie post-occidentale et post-raciale”, de Léonora Miano
Le mal existentiel et incurable de l’exil a noirci des liasses de feuilles. On nous a conté la douleur de celui qui a quitté son pays natal, poursuivi par l’impression de n’être jamais vraiment chez lui. Et si le XXIe siècle était dominé par un nouveau malaise ? Dans son dernier essai Afropea (Grasset, 224 p., 18,50 €), l’écrivaine Léonora Miano s’adresse aux « Afropéens ». Ce néologisme, formé sur la contraction d’Africains et d’Européens, désigne des individus qui sont nés et ont grandi en Europe, dans des familles de descendants subsahariens. Cette situation de minorité, à laquelle s’ajoute un passé colonial douloureux, génère des difficultés pour se positionner dans la société.
Avec Afropea, Léonora Miano dessine une utopie, celle d’une identité apaisée. Cela implique en premier lieu de rompre avec la conception racialiste qui structure les discours identitaires. Effacer les références à la couleur ou à la nation, comme dans le terme choisi d’« Afropea », c’est donner à ces individus l’opportunité de se libérer de carcans qui enchaînent et conduisent à ne se percevoir que dans le regard de l’autre. En ce sens, « Afropea est une pensée de l’affranchissement ».
Troubles dans l’identité
Léonora Miano part du constat de l’impasse identitaire des jeunes Afropéens, descendants subsahariens habitant en Europe, qui grandissent avec la conscience d’être noirs au milieu de Blancs. Elle-même n’est pas Afropéenne. Née au Cameroun, elle reconnaît s’être construite dans un environnement où la couleur n’était pas une question – « il n’y a pas de noirs en Afrique », écrit-elle. Pourtant, la « particularité de la construction de soi en situation minoritaire » est ce qui guide son projet. Ces Afropéens abritent en eux plusieurs mondes, qu’ils ne parviennent à faire cohabiter. Leur ethnicité est vécue « comme une appartenance sans histoire ni discours propre, une sorte d’africanité exilée en Europe ». Elle prend bien souvent la forme éthérée d’un « patrimoine laissé à l’état de trace ». Quant à leur identité européenne, elle est un fardeau qui « embarrasse », comme si l’assumer constituait une trahison. L’Afropéen souffre donc en premier lieu d’un déchirement interne. Cela aboutit à des allégeances fantasmagoriques : « l’Afrique est le pays rêvé de ceux qui se refusent à habiter leur pays réel. »
Dépasser le racialisme
La solution pour Léonora Miano consiste à faire le deuil de deux chimères qui se répondent : l’occidentalité et l’africanité. L’occidentalité prend ses assises sur un rapport de forces et s’est construite par la domination de l’autre. La dénonciation du tropisme colonial qui persiste au sein de la société n’est toutefois pas ce qui confère aux propos de Miano sa singularité. Elle s’applique particulièrement à déconstruire l’idée d’« une africanité tirée de la côte de l’occidentalité » – qui ne sont que l’envers des discours raciaux occidentaux. Elle dénonce ainsi les « sacralisateurs de la mélanine », les « hauts gradés de l’essentialisme », les « tenants de la pureté identitaire », dont les discours ont à ce point intégré l’idée de « race » « qu’ils ne sont plus en mesure de concevoir un projet de libération ». Non seulement ils sont impuissants à faire aboutir le projet d’émancipation qu’ils entendent mener, mais ils renforcent les fers qui enserrent l’Afropéen. En faisant du corps noir le socle de leur revendication, ils témoignent d’une tragique « obsession pour le discours de l’autre ». Une seule voie pour l’émancipation : « être soi, pas ce que d’autres avaient voulu fabriquer. Ne pas être noir, donc ».
Exaltation de la relation
« Se dire Afropéens, c’est travailler d’emblée au renouvellement du lien », écrit Léonora Miano. Renouveler un lien fantasmé avec une Afrique que peu connaissent réellement – dans le meilleur des cas, « on y vient comme on irait passer quelques jours à la mer ». Mais il s’agit aussi pour cette jeunesse d’assumer son identité européenne et de s’autoriser à faire cicatriser la plaie coloniale : non pas d’oublier l’histoire mais de se construire « en dépit de ». Léonora Miano présente sa pensée comme une utopie en vue d’une forme de joie identitaire : il s’agit de revendiquer l’appartenance à deux espaces culturels et les « faire vivre tous deux en soi et hors de soi ». Plutôt que de se construire sur le ferment du ressentiment, cette attitude consiste à « célébrer le fait d’avoir été touché par l’autre ». Mais ce renouvellement du lien n’est pas unilatéral, et les post-Occidentaux doivent accepter à leur tour d’être transformés. L’exaltation du lien ne saurait consister à « faire son marché dans les cultures tierces afin d’agrémenter le quotidien ». Si le projet que dessine Léonora Miano, riche de références aux cultures subsahariennes, s’adresse particulièrement aux « Afropéens », il se comprend aisément comme une réponse aux « identités meurtrières ».
Afropea. Utopie post-occidentale et post-raciale, de Léonora Miano (Grasset, 224 p., 18,50 €) est disponible ici.
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