La mort

1_L’ignorer

Alexandre Lacroix publié le 7 min

De nombreux penseurs grecs s’accordaient sur une même tactique face à la mort : se convaincre qu’elle n’est rien, pour ne plus en avoir peur. Et ça marche ?

«Ceux qui philosophent droitement s’exercent à mourir» : voilà l’exigence que formule Socrate lors de son dernier entretien avec ses disciples. Si, du point de vue des affaires courantes, la philosophie peut passer pour une activité qui ne sert à rien, elle n’en a pas moins, du point de vue existentiel, cette ambition incroyable : nous apprendre à mourir ! La philosophie doit nous aider à nous situer face au mystère le plus fondamental, à supporter le tragique de notre condition. La difficulté, pour le philosophe, est alors de parler de la mort sans verser dans l’irrationnel – c’est-à-dire sans laisser l’angoisse ou l’imagination submerger le raisonnement – et sans s’en remettre à la religion. Le chemin est étroit, entre le délire et la foi, qui permet d’envisager la fin de l’existence en toute lucidité. Encore faut-il préciser que tous les philosophes ne sont pas d’accord entre eux sur les modalités de cet apprentissage ; chaque école propose en fait sa voie, ses principes et ses exercices. Or, la stratégie qui consiste à penser à la mort le moins possible, plébiscitée par les Français d’aujourd’hui (voir les résultats de notre sondage) a, en fait, une prestigieuse ascendance, puisque c’est ce que proposaient déjà les épicuriens et les stoïciens.

 

Nous ne serons plus là pour souffrir !

«Vaine est la parole d’un philosophe qui ne guérit aucune souffrance de l’homme» : cette déclaration serait d’Épicure. Justement, Épicure a formulé l’argument le plus fort pour triompher de la peur de mourir. Il s’agit de plus d’un argument simple, presque d’une lapalissade, si bien qu’on risque de glisser dessus en le lisant pour la première fois dans la Lettre à Ménécée: «La mort n’est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus.»

« Quand nous serons morts, nous ne serons pas là pour regretter la vie, nous n'aurons plus aucune sensation, aucune conscience d'être mort »

Une très ancienne tradition nous suggère de considérer l’âme comme une réalité distincte du corps. Nous avons en effet tendance, même si nous sommes agnostiques, à imaginer que nous serons là pour nous désoler de notre propre mort. Dans cette perspective, la mort est effrayante : nous imaginons après notre décès, comme dans les histoires de fantômes ou les contes gothiques, notre âme tourmentée, déchirée, tournoyant autour de notre sépulture. Or, ce n’est là qu’un rêve, une illusion, réplique Épicure : quand nous serons morts, nous ne serons pas là pour regretter la vie, nous n’aurons plus aucun sentiment, aucune sensation, aucune conscience d’être mort. Par conséquent, « être mort » n’est pas le problème. Ce que confirme Lucrèce, épicurien de la période romaine : «Regarde maintenant en arrière, tu vois quel néant est pour nous cette période de l’éternité qui a précédé notre naissance. C’est un miroir où la nature nous présente l’image de ce qui suivra notre mort. Qu’y apparaît-il d’horrible, quel sujet de deuil? Ne s’agit-il pas d’un état plus paisible que le sommeil le plus profond?» (De la nature des choses, Livre III). Reste une difficulté bien réelle, dont les épicuriens conviennent : l’agonie, qu’ils appellent aussi le «mourir». Si la mort n’est rien pour nous, il est légitime de redouter les souffrances qui la précèdent. C’est pourquoi un bon épicurien, de nos jours, évitera totalement de penser à la mort et, l’instant venu, demandera qu’on lui prescrive de puissantes doses d’antalgiques.

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