Toucher la terre ferme

Une recension de François-Henri Désérable, publié le

La sincérité en littérature est souvent le terreau de la médiocrité. « Un livre sincère », peut-on lire en quatrième de couverture de telle ou telle confession grimée en roman, ou de tel ou tel témoignage qui « pose des mots sur les maux ». Le livre sincère est toujours « poignant », ou « personnel et touchant », ou « cathartique et émouvant », ou « profondément humain ». Il convient de le lire en tenant sa garde : qu’on se le dise, le livre sincère est aussi un livre « coup de poing », on n’en sort « pas indemne ». Bien. Mais l’on oublie trop souvent de mentionner que le livre sincère est la plupart du temps aussi dépourvu de littérature que le yaourt 0 % de matière grasse. Littéra-quoi ? semblent se demander ceux qui font profession d’écrire des livres sincères et d’en publier. Littérature, c’est-à-dire style, c’est-à-dire timbre et intensité d’une voix si singulière qu’elle impose, en quelques lignes, une présence reconnaissable entre toutes.

Si l’on ne connaissait pas Julia Kerninon, on pourrait s’inquiéter à la lecture de la quatrième de couverture de Toucher la terre ferme, « récit intime » où l’autrice « plonge au cœur des sentiments ambigus de la maternité » et « confie ses tempêtes intérieures ». Mais on connaît Julia Kerninon, de Buvard à Liv Maria on a lu ses romans, et l’on a lu, il y a cinq ans, Une activité respectable, magnifique récit d’une soixantaine de pages dans lequel elle décortiquait d’une plume revigorante la genèse de sa vocation d’écrivain. Or voici qu’elle revient avec un récit du même acabit, où elle nous entretient cette fois-ci non pas de ses livres, qui comme chacun sait sont pour les écrivains des enfants, mais de ses enfants – ceux qu’elle a eus avec un homme auquel elle consacre des pages étincelantes, véritable éloge de l’amour conjugal. Avec des mots toujours justes, elle nous raconte la maternité, ce « cercle de feu » dans lequel avant d’avoir son deuxième enfant elle ne parvenait pas à se tenir, et nous dit toute l’ambivalence d’une jeune mère qui aime ses enfants, mais qui aime aussi se souvenir « de la jeune moi marchant défoncée sur les trottoirs de Maybachufer à cinq heures du matin pour aller racheter des cigarettes au cinquième jour d’un marathon de lecture dans mon lit ». Un livre sincère, oui. Mais qui nous réconcilie avec la sincérité en littérature.

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