Robledo

Une recension de Philippe Garnier, publié le

Qu’est-ce qui définit une « vie professionnelle » ? Est-ce le fait de percevoir un salaire ? De produire un bien ou un service à valeur marchande ? Quiconque s’aventure dans Robledo perd tout espoir de trouver une réponse. Ce reportage fictif sur ce qu’on appelle la « population active » brouille les pistes de façon aussi ingénieuse que troublante. 

Robledo est le nom d’un reporter italien qui a pour principe de s’immerger dans ses enquêtes bien au-delà du terme et du budget qui lui sont consentis par son journal. Spécialisé dans les problèmes de précarité, il finit par en devenir un cobaye. Un voisin de café le met un jour sur une nouvelle piste : parti dépenser quelques dizaines d’euros chez Ikea, ce dénommé Luca est sollicité par une cliente âgée. Pour lui rendre service, il l’accompagne dans différents rayons. Le tour est pris. Dès le lendemain matin, ce chômeur au long cours revient chez Ikea et se comporte comme un vendeur à plein temps. Ce retour au travail, bénévole et clandestin, lui apporte une certaine paix intérieure. Chez Ikea, il ne tarde pas à croiser un autre faux salarié qui décharge des meubles sans aucune compensation économique. Peu à peu, Robledo le reporter découvre l’immense organisation parallèle du TPT, « Travail pour le travail », qui mine autant qu’elle soutient des pans entiers de l’économie italienne. Chômeurs en fin de droit, travailleurs précaires au bout du rouleau, tous entrent tôt ou tard en contact avec l’organisation. Ses membres travaillent dans les centres commerciaux ou dans les grandes chaînes où il est plus facile de passer inaperçus. « Nous aimons notre joug, dit l’un d’eux. Nous sommes des esclaves heureux de l’être. Nous représentons des millénaires qui ont dégénéré. » L’appartenance au TPT va bien plus loin qu’une marotte passagère : ceux qui s’y engagent accomplissent un « parcours de libération » dont l’issue est souvent le suicide sur le lieu de travail. « Ils avancent dans la même direction », écrit Robledo, tous mus par un mépris aussi discret que radical de l’économie marchande. Certains prédisent l’explosion finale, d’autres se contentent de préparer leur propre fin. Dans ce roman qui prend la forme d’un canular méthodique, Daniele Zito décrit une grève du zèle presque mystique : travailler sans salaire à l’insu de l’employeur. Renverser, par un absurde sacrifice de soi, le socle de croyances sur lequel repose la notion même de travail.

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