Relire le relié

Une recension de Martin Legros, publié le

Il y a deux livres dans le dernier texte de Michel Serres, celui qu’il a achevé la veille de sa mort, le 1er juin dernier. D’abord, une réflexion philosophique sur le religieux, conçu comme un phénomène « énergétique » plus que dogmatique : une sorte de « court-circuit » ou de « point chaud », où le monde invisible et virtuel de la croyance chute dans le monde visible qu’il irradie d’une lumière incandescente. Et parfois tellement aveuglante qu’elle peut entraîner les hommes dans la violence. Le religieux relie les hommes entre eux en reliant le Ciel et la Terre, mais il risque toujours d’en exclure d’autres, par des sacrifices sanglants. Sur cette base, Serres s’inspire de la thèse de Karl Jaspers sur « l’âge axial » – cette grande « onde sismique » durant laquelle, autour du VIe siècle avant J.-C., sont apparues les grandes sagesses d’Orient et d’Occident (Confucius, Bouddha, Abraham et les philosophes grecs) – pour suggérer que nous sommes peut-être en train de vivre, avec la métamorphose en notre temps des croyances et de la violence, « un nouvel âge axial ». 

Mais, peu à peu, cette réflexion historique et anthropologique bascule dans l’inquiétude personnelle d’un homme qui sonde sa propre croyance alors qu’il sent la mort s’approcher. « Je crois et je ne crois pas, presque en même temps », affirme-t-il. Au terme de sa vie, ce tremblement du doute et de la foi lui est devenu douloureux : « La religion de mon adolescence me manque. Je reste inconsolable de l’avoir perdue. » La religion chrétienne dans laquelle il a grandi, il propose donc de la relire pour savoir si l’on peut non seulement la penser mais « y croire ». Parcourant les Évangiles, de Matthieu et de Jean, il cherche à « rendre au christianisme les trésors qui réjouirent [sa] jeunesse ». Et, par un étrange renversement, les grands concepts que le philosophe a forgés tout au long de son œuvre sont alors mobilisés pour créditer le christianisme d’une teneur de sens et de vérité, et pour comprendre pourquoi ils nous parlent encore. La Genèse apparaît ainsi comme la préfiguration du Grand Récit de l’Univers, le Christ ressuscité comme le signe de ce que le philosophe appelle « virtuel » – il signifie que « l’humain n’est pas, il peut », « par ce potentiel indéfini, il est le Christ ressuscité » –, la religion de l’Amour annonce la fin de la parenté biologique « ouvrant pour la première fois l’humanité à l’universel », sans oublier l’Immaculée Conception révélée par les miracles de Lourdes et dans laquelle le philosophe salue une réévaluation du féminin… « Ô seigneur qui me voit te chercher, ne tarde pas à ouvrir la porte que ma raison ferme. Errant, pleurant, j’attends le changement de signe », implore le philosophe dans les dernières pages. Défaite de la raison face à l’imminence de la mort ou expression troublante du désarroi d’un croyant ?

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