Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ?
Une recension de Catherine Portevin, publié leLes procès moraux faits aux penseurs et aux créateurs sont-ils légitimes ou attaquent-ils la liberté de l’art ? La sociologue Gisèle Sapiro éclaire ce débat brûlant.
Fallait-il donner un césar à Roman Polanski, alors qu’il a été poursuivi pour viol ? Et le Nobel à Peter Handke, alors qu’il a défendu la Serbie de Milošević ? Houellebecq est-il islamophobe ? La philosophie de Heidegger est-elle antisémite ? Doit-on interdire la republication des pamphlets de Céline, censurer les chansons misogynes du rappeur Orelsan, décrocher des musées les toiles de Gauguin, qui aurait abusé de ses jeunes modèles ? La pédophilie de l’écrivain Gabriel Matzneff a-t-elle bénéficié d’une indulgence coupable de la part du milieu littéraire ? La liste est longue de ces « affaires » sur lesquelles nous aimerions avoir l’avis moral tranché qu’elles requièrent et qui serait valable pour toutes. Or, justement : elles ne peuvent s’examiner qu’au cas par cas et jamais hors des contextes où elles surviennent. Mais elles ont en commun une grande question classique : « Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ? » C’est cette question que la sociologue Gisèle Sapiro démêle fort opportunément dans cet essai vif, pointu et clair.
Ce qui l’intéresse depuis longtemps, ce sont « les règles de l’art », telles que les analysaient Bourdieu. C’est-à-dire la manière dont l’art et les idées s’inscrivent dans le social. Tout en ayant ses critères de valeur autonomes (le jugement de goût, la liberté de création et de pensée…) qui lui permettent de se vivre sous le régime de l’exception, le « champ culturel » est régulièrement rappelé aux règles communes (la morale publique, la loi, le jugement de l’histoire…). Le conflit que Gisèle Sapiro a observé dans ses précédents travaux, et qu’elle résume ici, est celui qui se joue autour de la responsabilité de l’auteur et où s’affrontent la morale, le droit et la liberté de l’art (lire La Responsabilité de l’écrivain [Seuil, 2011] et Des mots qui tuent. La Responsabilité de l’intellectuel en temps de crise, qui paraît concomitamment dans la collection de poche Points du Seuil).
C’est avec le romantisme au XIXe siècle que s’impose, particulièrement en France, la figure moderne de l’auteur comme individu s’exprimant en son nom propre. L’auteur doit et peut répondre de son œuvre – sa responsabilité pénale, ainsi que sa propriété intellectuelle et morale sur son œuvre sont instaurées en même temps. D’où la variété des formes d’identification de l’œuvre à l’auteur, et réciproquement, qui n’en finiront plus d’être débattues. Car, évidemment, tous les jeux et les « je » narratifs sont possibles entre l’auteur, le narrateur et ses personnages. Flaubert est poursuivi pour apologie de l’adultère dans Madame Bovary mais est acquitté. Le romantisme a installé pour longtemps ce que Gisèle Sapiro appelle la « position esthète », qui consiste à ne rendre l’artiste responsable qu’au regard de son art, la morale de l’œuvre ne pouvant se confondre avec la moralité de l’auteur.
Ce détour historique permet à la sociologue de voir se rejouer le même affrontement dans les scandales récents. D’un côté, la position esthète, qui dissocie l’auteur et l’œuvre – « L’histoire de l’art grouille de salopards qui sont aussi de grands artistes, et la morale n’a pas à s’immiscer dans la création », a tranché le critique Pierre Jourde en défense de Polanski. De l’autre, la position que l’on pourrait appeler morale ou responsable, qui refuse de séparer la personne de l’auteur et son œuvre – « On trimbale ce qu’on est, et c’est tout », réplique l’écrivaine Virginie Despentes, qui voit dans la récompense attribuée à Polanski une absolution symbolique du viol.
La position esthète peut rendre aveugle à la gravité de certains comportements ou engagements idéologiques – dès 1988, dans L’Ontologie politique de Martin Heidegger, Bourdieu prévenait les « gardiens de l’orthodoxie » du moment où ils « devront finir par s’interroger sur l’aveuglement spécifique des professionnels de la lucidité ». La position morale peut, elle, rendre aveugle à l’art et aboutir à la censure – par exemple, les revendications de la cancel culture.
Gisèle Sapiro ne tranche pas par principe en faveur de l’une ou de l’autre position. En revanche, elle réhabilite le débat public. Car dans ces « affaires », qui sont autant de dilemmes moraux et politiques, c’est chaque fois une certaine idée de la démocratie vivante qui se joue.
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