Papa

Une recension de Philippe Garnier, publié le

« 19 septembre 2018, j’aperçois dans un documentaire sur la police de Vichy mon père sortant menotté entre deux gestapistes de l’immeuble marseillais où j’ai passé toute mon enfance [...]. D’après le commentaire, ces images ont été tournées en 1943.  » Le narrateur n’en revient pas. Il n’a jamais entendu parler d’un tel épisode dans la vie de son père. De cet homme sourd, maladroit et sans charisme nommé Alfred Jauffret, il n’a gardé que des souvenirs banals, anecdotiques, diaphanes. « On ne peut pas en vouloir à quelqu’un de n’avoir pas existé, écrit Régis Jauffret. Alfred n’existait pas beaucoup, il existait à peine. Une dentelle de papa, quelques fils autour de vides, de manques, d’absences, de déceptions de ne trouver personne au lieu de quelqu’un. »

Cette séquence filmée de la Gestapo de Marseille est le point de départ d’un texte étrange et lancinant. L’impossible biographie du père se construit à partir du néant. Elle est tissée avec deux fils, celui du souvenir et celui de la fiction. Elle se tient volontairement sur la frontière. La honte de broder sur la vie d’Alfred se change aussitôt en plaisir. Qu’est-ce qu’un souvenir d’enfance ? A-t-on le droit d’inventer les souvenirs de ses parents ? À quelle réalité, ou sensation de réalité, la mémoire s’accroche-t-elle, surtout lorsqu’il s’agit de ressusciter la figure d’un père ? 

La biographie d’Alfred Jauffret est donc « amplifiée et trouée par la fiction ». Sur la vie effacée de ce personnage, sur ses efforts pathétiques pour engendrer son fils puis pour établir avec lui une maigre relation, sur sa surdité handicapante et son état végétatif terminal, gavé de neuroleptiques, Régis Jauffret reconstitue autant qu’il invente. Il imagine ce père, en jeune résistant, certes, mais passant aux aveux sitôt arrêté. Puis il balaie ces hypothèses fantaisistes et les remplace par d’autres  aveux improbables, d’autres impasses.

Il en sort un récit flottant, perdu entre l’effet de vérité et l’effet de fiction, mais dont chaque phrase trouble le lecteur. Sous une forme très différente de celle de ses précédents livres, Jauffret jubile en accomplissant un ultime travail de démolition, celui du « récit de famille ». Et comme souvent, une fois chassées la pitié filiale et l’illusion vitale, il atteint une autre dimension. Il arrive sur un sol épuré de toute « moraline » où quelque chose qui s’appellerait l’amour filial pourrait même reprendre vie.

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