L'interprétation sociologique des rêves

Une recension de Catherine Portevin, publié le

Pour un sociologue, on ne peut pas rêver objet plus étrange que le rêve. Comment tirer de l’activité la plus personnelle, intime, involontaire, surréelle, une quelconque vision du collectif ? C’est ce défi théorique qu’a relevé Bernard Lahire, attaché depuis longtemps à l’échelle individuelle du social, à ses « plis singuliers ». Il ne s’agit pas pour lui d’étudier la place du rêve, la manière dont il est conçu ou interprété selon les époques ou les groupes, mais bien d’entrer dans la fabrication de nos visions nocturnes (non pas pourquoi je rêve, mais pourquoi je rêve ce que je rêve), territoire jusqu’alors réservé à la psychanalyse. C’est donc le seul modèle scientifique de l’interprétation des rêves, celui de Freud, qu’il discute crayon en main, avec admiration et entêtement. Et cherche à le dépasser, en remontant des premiers « orinocrites » de l’Antiquité (Artémidore de Daldis, au IIe siècle, que d’ailleurs Freud cite) jusqu’à la pointe de la recherche en neuro-sciences et en psychologie. Contre Freud, qui interprète le rêve comme un texte caché dont le secret gît dans la sexualité infantile, Lahire y remet le vécu de ce qu’il appelle une « biographie sociologique » (tout ce qui a forgé notre personnalité), ainsi que le « hors-rêve » du contexte présent.

S’il s’agissait seulement de découvrir qu’un milliardaire ne rêve pas comme un SDF, ni les Allemands sous le IIIe Reich comme Robinson Crusoé, que le roi n’est pas forcément une figure du père ou la tour Eiffel un symbole phallique, que la voiture vrombissante hante le sommeil des hommes et les scènes d’agression celui des femmes, l’effet de dévoilement serait mince, et nombre de freudiens s’y retrouveraient. Le point essentiel de la théorie de Lahire est que le rêve est, non pas le produit du refoulement de l’inconscient, mais le lieu de la communication de soi à soi le plus libéré de toute censure, sociale ou morale. Autrement dit, le rêve est « l’une des modalités de la conscience humaine », même s’il est parfois indéchiffrable comme le sont les monologues intérieurs. Fort de cela, Bernard Lahire a élaboré toute une méthodologie d’interprétation, qu’il a mise en œuvre auprès de rêveuses et rêveurs depuis plusieurs années. Mais pour en lire les résultats pratiques, il faudra attendre le second tome.

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