“La Part rêvée. L’interprétation sociologique des rêves”, de Bernard Lahire
Les rêves peuvent dire beaucoup de nous – pas simplement de chacun de nous, mais de nous tous. Avec son ouvrage L’Interprétation sociologique des rêves (La Découverte, 2018), le sociologue Bernard Lahire s’emparait de la question des rêves avec méthode, pour en proposer un usage non seulement thérapeutique, mais scientifique. Jusqu’alors principalement investie par la psychanalyse, l’interprétation des rêves restait centrée sur le refoulement de l’inconscient. Une lecture qui présente l’individu comme un îlot psychologique, et que Lahire entend élargir. Le rêveur est avant tout un individu social, pétri d’une épaisseur biographique qui se donne à voir dans ses rêves. Et si les désirs sont le moteur des rêves, ils n’ont pas uniquement un caractère sexuel freudien, mais touchent à l’ensemble de la vie sociale. Désir d’ascension sociale, de sécurité affective, ou encore d’émancipation : à travers l’étude d’un corpus impressionnant de récits de rêves, dans La Part rêvée (La Découverte, 2021), le deuxième tome de L’Interprétation sociologique des rêves, Lahire continue donc son travail pour présenter ce à quoi pourrait ressembler une sociologie du rêve.
- Une sociologie des rêves est-elle possible ? Après avoir publié en 2018 le premier tome de L’Interprétation sociologique des rêves, dans lequel il posait le cadre théorique pour penser une sociologie des rêves, Lahire présente désormais la phase pratique de son travail. Dans ce second tome, il décortique avec minutie et rigueur les rêves de huit personnes, suivies pendant des mois voire des années. Par son interprétation, il donne à voir les grandes problématiques existentielles qui s’en dégagent, et montre leur imbrication avec le contexte social de chacun. Aspirations et affres d’une transfuge de classe, épreuve de la domination masculine, poids de l’abandon d’un père, difficulté à porter un héritage religieux ou familial… les rêves analysés par Lahire sont moins précieux par leurs contenus même qu’en ce qu’ils se présentent comme un véritable théâtre des préoccupations personnelles et sociales.
- Des noeuds existentiels. S’ils sont parfois difficilement déchiffrables, les rêves n’en sont pas occultes pour autant : ils sont au contraire « l’espace privilégié de tous les questionnements existentiels qui travaillent les rêveurs. » Dans sa façon de « rejouer de façon quasi obsessionnelle une énigme personnelle », la vie onirique fait apparaître les préoccupations qui travaillent les rêveurs. Un peu comme des « macro-problématiques », qui seraient des noeuds existentiels autour desquels s’agrègent (et par lesquels se comprennent) les soucis du quotidien. Mais ces noeuds existentiels prennent tout leur sens au regard de l’environnement social du rêveur : « C’est toujours l’état du monde social dans lequel vit le rêveur ou la rêveuse qui définit ce qui peut faire problème ou pas. » Ainsi la jeune transfuge de classe Laura rêve régulièrement d’espaces en hauteur, qui sont généralement des endroits froids, où vivent des figures d’autorité, et vers lesquels elle se dirige avec difficulté. Un motif de la verticalité qui ne prend pas la même signification chez Solal, autre rêveur qui aspire lui à un accomplissement spirituel et artistique. Si le langage onirique repose sur des mécanismes universels de métaphores et d’analogies, c’est bien en le décodant qu’apparaissent les singularités de chacun.
- Un usage social des rêves. Il serait facile, et presque décevant, de s’arrêter au constat selon lequel le rêve est une production de l’imaginaire tout à fait personnelle et subjective, qui fait écho aux parcours individuels. L’originalité du propos de Lahire repose au contraire sur la possibilité de faire émerger, derrière ces problématiques existentielles, des enjeux sociaux. Sa méthodologie d’interprétation des rêves entend ainsi ouvrir la possibilité d’une « connaissance renouvelée de la réalité sociale ». Comment ? Précisément en faisant ressortir « les points névralgiques qui font souffrir ». Prenons les rêves de Laura. Chez cette étudiante qui prépare les concours de l’enseignement, ils témoignent d’un rapport difficile à l’institution, où le modèle méritocratique français devient synonyme de crainte et génère un sentiment d’illégitimité. En invitant à faire parler les rêves, Lahire fraye donc une nouvelle voie pour une compréhension approfondie des schémas sociaux, des sentiments, et des valeurs qui travaillent une société. Martin Luther King, dans son historique « I have a dream », n’aurait pas dit autre chose…
Paru aux Éditions La Découverte, le deuxième tome de L’Interprétation sociologique des rêves, de Bernard Lahire, est disponible ici. Quant au premier volume, vous pouvez vous le procurer ici.
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