La rive est loin

Une recension de Hobbes, publié le

Voici un roman envoûtant. La fluidité de son écriture évoque tantôt la pureté d’un ciel en train de se voiler, tantôt de lourds nuages que le soleil disperse. Dans un pays fictif, une étendue d’eau sépare deux villes. À la suite d’un séisme, l’une est sous les gravats, pleine d’inquiétude et de mémoire. L’autre a été reconstruite : immeubles et jardins « fleurissent sur les cadavres ». Sur la rive la plus désolée, une femme et son époux, que tout semble opposer, monologuent alternativement. Ils vivent un drame intime sur fond de catastrophe générale. Elle a choisi l’immobilité et le rêve, peut-être la folie. Elle demande : « Ne trouves-tu pas que parfois, on survalorise le réel ? » Lui semble fort, en bonne santé, réaliste et entreprenant : « En épousant cette femme j’ai introduit un fantôme en moi. » Pourtant, ces personnages, qui s’observent mutuellement, sont soumis à un perpétuel changement, à d’insensibles mais décisives mutations (au sens du Yi King, le « Classique des mutations » de la philosophie chinoise). L’époux si solide va être affaibli par la maladie. L’épouse découvre que le non-amour est une façon d’aimer, qu’on est lié par ce qui sépare. Elle change. « À mesure que quelqu’un devient, disait Deleuze, ce qu’il devient change autant que lui-même. » La rive est loin est l’expérimentation romanesque de ce précepte.

Toute l’originalité de Ying Chen, Chinoise née à Shanghai en 1961, ayant choisi la nationalité canadienne, parlant russe, italien, anglais, écrivant directement en français et auteur de plus d’une dizaine de romans, tient à cette exploration de la tension jamais résolue entre les mots, les choses et les êtres. Entre la Chine et l’Occident, la littérature est sa façon de vivre l’éternel « va-et-vient ». Jamais de stabilité, jamais de certitude. Toujours le milieu.

C’est pourquoi, au terme de ce duo/duel masculin-féminin, plutôt qu’un dénouement romanesque « à l’occidentale », dépassement dialectique des oppositions, Ying Chen préfère maintenir une interminable alternance d’un yin et d’un yang, car son écriture ne fixe jamais des « états de choses » mais tente de suivre sans fin les flux affectifs et perceptifs.

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