La Perspective du possible

« Du possible, sinon j’étouffe » : cette réaction de Deleuze et de Guattari au slogan de Mai-68 « Soyez réalistes, demandez l’impossible » invite plus que jamais à faire du possible une exigence première. « Le possible est devenu un signifiant-maître permettant à lui seul de dire l’émancipation », soulignent Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre dans ce magistral essai. Si le possible constitue le cœur d’un discours de transformation émancipatrice, il peut aussi se raccorder à un discours managérial sacralisant le soi, un ethos de l’accomplissement individuel dénué de toute valeur critique, comme « la marque d’une politique conservatrice où la fonction de la référence au possible n’est autre que de frapper d’interdit toute aspiration à une transformation radicale de l’ordre établi ». Prenant acte des luttes qui traversent le monde social pour définir le possible et l’impossible, les auteurs s’attardent sur l’actualité de ce concept. Pour ce faire, ils mobilisent les sciences sociales empiriques qui fondent l’ancrage des utopies théoriques dans la réalité. De Marx à Lukacs, de Weber à Bloch (le Principe espérance, fondement de l’utopie concrète), de Mannheim à Wright (qui cartographie les « utopies réelles » comme des stratégies interstitielles implantées à l’écart de l’État)…, leur archéologie intellectuelle traduit la vitalité d’un concept adapté au présent et libéré de la spéculation comme de l’utopisme béat. C’est « depuis ce fragile promontoire » qu’ils invitent à « rebâtir une orientation critique de la société et nourrir l’action transformatrice ». Une perspective où l’espérance s’accorde au réel au lieu de s’y heurter et de nourrir mélancolie et ressentiment.