La Maison éternelle. Une saga familiale de la révolution russe 

Une recension de Philippe Chevallier, publié le

Lorsque les utopies se réalisent, elles précipitent l’effondrement de ce qui ne tenait qu’à un rêve : ainsi de la Maison du Gouvernement, vaste complexe résidentiel face au Kremlin où, à partir de 1931, le pouvoir soviétique logea ses cadres supérieurs et leurs familles. Avec ses 550 appartements, cette maison est à la démesure d’un rêve révolutionnaire coincé entre l’attente du Grand Soir et la déception face à ce qui n’est pas venu. Avec ses lignes pures, rigides, dressées sur un marécage, la Maison résume les contradictions de l’aventure bolchevique et devient l’occasion pour le grand historien américain Yuri Slezkine, découvert en France avec Le Siècle juif (2004 ; trad. fr. La Découverte, 2009), d’en proposer une autre histoire fascinante. À l’occasion du centenaire de la Révolution russe, il livre une immense méditation sur l’écriture de l’Histoire, où se croisent mouvement d’ensemble et péripéties individuelles. L’intelligence du tout n’empêche pas le lecteur d’être ému par l’apparition ou la disparition d’un personnage sans qualité pour la postérité, qu’il s’appelle Boris Ilitch Zbarski, directeur du laboratoire du mausolée de Lénine (appartement 28), ou Valentina Ostroumova, sténographe au comité central (appartement 436). Au fil de ce millier de pages, l’agitation de ces existences minuscules fait peu à peu corps avec l’Histoire ; de la même manière qu’elles sont l’âme même de l’intrigante Maison.

« La révolution russe ? Un mouvement essentiellement religieux dans sa manière de justifier tout ce qui advient et tout ce qui doit être fait  »

Le parti pris narratif, qui fait de La Maison Éternelle une véritable épopée romanesque, richement illustrée et appuyée sur un travail de documentation inédit, évite l’illusion rétrospective de l’historiographie traditionnelle : celle qui projette sur les protagonistes un savoir qu’ils ne possédaient que dans la forme de la foi ou du rêve. C’est à la compréhension fine des mécanismes de cette foi révolutionnaire, constamment mise en parallèle avec la foi millénariste, juive et chrétienne, que nous invite Slezkine, faisant le récit d’une immense et insurmontable contradiction, hantée par la mort et la terreur : celle d’un Accomplissement inéluctable – la société sans classe – qu’il faut pourtant hâter. La révolution russe ? Un mouvement essentiellement religieux dans sa manière – si caractéristique des sectes – de justifier tout ce qui advient et tout ce qui doit être fait. Mais cette impossible conciliation entre le présent et l’avenir espéré, qui menace et nourrit chaque décision du Parti, épuise l’existence révolutionnaire, renvoyée peu à peu à cette finitude dont la Maison éternelle est l’effrayant exemple. Avec ses fenêtres trop « nues et sèches », ses plafonds trop hauts, la rareté de ses fêtes et la simplicité de ses repas, mais aussi le retour lancinant en son sein des habitudes bourgeoises, la mélancolie qui atteint nombre des résidents, la Cité rappelle les univers kafkaïens. Après la mort de Lénine, le paradis jamais atteint devint un purgatoire incertain, puis un jugement dernier perpétuel. La dernière partie du livre consacrée aux grandes purges staliniennes (1937-1938), qui s’abattirent avec une violence particulière sur les résidents de la Maison, est la plus bouleversante ; sans doute parce que la forme narrative s’y révèle la mieux à même de saisir cet instant dont la science historique n’a d’habitude que faire : celui où une vie bascule. « Un soir, on frappa à la porte. »

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