Il n’y a pas de Ajar

Une recension de Jean-Marie Durand, publié le

Par sa fonction, rabbine, et son tempérament, écrivaine, Delphine Horvilleur sait que l’on vit tous avec des morts et des fantômes. Chez elle, écrire revient à « poursuivre une conversation avec ce qui n’est plus là ». L’absence a la puissance active d’une présence en soi ; celle de l’écrivain Romain Gary, par exemple. Dans son nouveau texte, écrit d’abord pour le théâtre, elle salue tout ce qu’elle doit à l’auteur de La Vie devant soi, Clair de femme ou Gros-Câlin, à travers un personnage supposé être le fils d’Émile Ajar, lui-même pseudonyme de Gary. Gary-Ajar est pour elle un « dibbouk » au sens où la tradition juive l’entend : un fantôme bienveillant qui colle à la peau. Convaincue que l’œuvre de Gary détient « un message subliminal qui ne s’adresse qu’à elle», elle y a trouvé une clé d’accès à sa vie.  Une vie hantée par le refus de « cette chose à laquelle on donne aujourd’hui un nom vraiment dégoûtant : l’identité ». Par son entourloupe, Romain Gary « a réussi à dire qu’il existe, pour chaque être, un au-delà de soi ». Le monologue que prête Horvilleur au fils putatif, Abraham Ajar, se présente ainsi comme un réquisitoire enlevé contre « la pureté de l’entre-soi », portée par les fondamentalismes religieux et politiques qui veulent nous rendre « esclaves des définitions figées et finies de nous-mêmes ». Soucieuse de « polluer toutes les identités », Delphine Horvilleur rappelle ce que nos existences doivent à la multitude de motifs qui les traversent (« aucun de nous n’est uniquement ce qu’on dit qu’il est »). Pour elle, le judaïsme participe en lui-même à cet effort de faire échapper la question de l’identité à toute résolution. Le juif cherche « toujours à être l’autre, parce qu’il n’y a que comme ça qu’il a une chance d’être lui-même ». S’il n’y a donc pas de hasard à ce qu’elle s’attache à la figure d’Ajar, né de l’esprit de Gary l’année de sa propre naissance – un signe à ses yeux –, Delphine Horvilleur défend surtout, au-delà d’elle-même, l’héritage de la littérature en soi : un pays qui abrite des fantômes précieux, avec lesquels on apprend à mieux s’affirmer dans l’existence, soi-même comme un autre.

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