Ceci tuera cela. Image, regard et capital
Une recension de Cédric Enjalbert, publié leImages sans imagination
L’écrivaine Annie Le Brun et l’artiste Juri Armanda retracent la logique paradoxale qui a nous rendus absolument indifférents aux images et à leur force subversive, alors qu’elles s’imposent partout.
« Tout ce que la société empêchait, l’image le permettait. » Voici, selon l’essayiste Annie Le Brun (photo) et l’artiste Juri Armanda, « la force programmatique de la nouvelle culture » dans laquelle la crise sanitaire nous a définitivement jetés. Alors que nous sommes retirés dans l’intimité par les confinements, les écrans offrent une promesse : pallier la distance et l’isolement, en permettant la circulation ininterrompue de l’image. Partout, voyant et vu. Ce « régime de visibilité » n’est pas neuf, mais il a étendu son empire en promettant une liberté de substitution.
Inaugurée avec l’avènement des smartphones, cette nouvelle ère est non plus celle de la reproductibilité décrite par Walter Benjamin – l’image aurait perdu son aura avec la photo – mais celle de la distribution. Ce qui importe désormais n’est plus l’image représentée mais sa capacité à être diffusée, quantifiée par les vues. Ainsi, le déferlement d’images renvoie-t-il paradoxalement à un mépris de l’image. Qu’importe ce qu’elle montre tant qu’elle se montre. In fine, tous les selfies ne se ressemblent-ils pas ? Les auteurs parlent de « décollement » pour qualifier ce détachement de l’image avec son contenu.
Dans ce régime de visibilité, chacun devient à la fois le producteur et le consommateur des images échangées, « un fournisseur et client de l’économie du regard » qui s’enrichit à nous regarder. Si notre regard constitue ainsi « le principal objet de convoitise du capital », ce « monstre » technologique, sans but ni idéologie, n’a lui-même pas d’yeux. Il nous traque et capte notre attention, mais il n’est rien en lui-même et ne produit rien. « Cette monétisation de l’absence, dans laquelle Rien génère du profit, est l’incontournable invention du capital en ces débuts de XXIe siècle », relèvent les auteurs.
L’alliance entre « image, regard et capital » présente un danger métaphysique, éthique et politique. Métaphysique, car « la dénaturation de l’image et la disparition de l’imagination », la neutralisation de leur pouvoir subversif par un double effet d’hégémonie et de perte de sens, brouille la distinction entre le réel et la fiction. Cette confusion favorise le déni du monde et ouvre la voie à notre servitude par anesthésie, tout étant rendu par ailleurs indifférent. Éthique, car les Gafam nous font miroiter une immense liberté… dans un périmètre circonscrit et sur lequel ils règnent sans conteste. La spécificité de ce « nouvel ordre économico-social » est en effet « de ne pas avoir d’opposant, puisque chacun y achète et consomme silencieusement son propre contrôle ». Pire, « la supériorité technologique n’a pas été utilisée pour écraser mais au contraire pour séduire et pour mieux assujettir ». Politique enfin, car le régime obscène de la visibilité inaugure une ère du soupçon fondée sur la croyance que « rien n’existe que ce qui est visible » et, par conséquent, « que tout ce qui n’est pas visible est essentiellement suspect ». Ainsi s’armerait la logique complotiste, « du populisme de l’image au populisme politique, la voie est ouverte ».
Comment résister à ces images sans imagination, à ce regard sans yeux, à cette liberté domestiquée ? En creusant les failles du système. Commencé avant la crise, ce livre s’y attelle, mêlant les questions techniques, politiques et éthiques, esthétiques, voire érotiques. Foisonnant, parfois digressif, rendu aussi riche qu’irrégulier par son principe d’écriture à deux voix fondues, il s’efforce de « reconstituer, chemin faisant, les plans du labyrinthe ». Pour tenter d’échapper au formatage, reste enfin ce geste stratégique qu’Annie Le Brun, en poète, a depuis longtemps fait sien : « Sauvons l’imagination, l’imagination sauve le reste ! »
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