Carnets philosophiques (1945-1950) 

Une recension de Octave Larmagnac-Matheron, publié le

« Le remplissement, l’accomplissement de la vie est […] ce à quoi nous aspirons de par notre vie. » Mais à quoi tient donc cet accomplissement ? C’est l’une des nombreuses questions abordées par Patočka au fil de ses Carnets. Elle possède un double mérite : parler à tout le monde, tout en donnant un aperçu des aspects les plus novateurs de la pensée du philosophe tchèque, disciple de Husserl et opposant actif au régime communiste, qui mourut en 1977 des suites d’un interrogatoire policier. 

La « vie normale », note-t-il, s’appréhende dans une alternance « purement contingente » de satisfaction et de perte, de plaisirs et de peines que nous éprouvons au contact des choses. Au contraire, il faut penser le remplissement « dans le rapport au monde » lui-même, « en dehors du rapport aux choses du monde qui vont et viennent et font l’objet de simples rencontres ». Ce dépouillement ne débouche pas sur l’angoisse d’un néant. Nous y entrevoyons « la vie même, éternelle, dans sa splendeur et son jaillissement », et qui sous-tend le mouvement de manifestation de toute chose, de la pierre à l’homme. L’accomplissement de soi suppose donc une sortie de soi au-delà de la vie individuelle « enfermée en elle-même », une ouverture à la « puissance » de la nature. « La nature n’est aucune créature, mais plutôt le moi universel, oublieux de soi et cherchant à se ressouvenir. » C’est comme pour s’éprouver elle-même que la nature se déploie comme multiplicité d’individus : « L’individu n’est certes qu’une vague à la surface de la vie, mais la vie ne peut se mouvoir autrement que dans de telles vagues. » Patočka rejette par conséquent les entreprises de négation de l’individualité. La « désunion de la vie » est nécessaire. Nous sommes séparés de la vie du monde qui nous porte, et c’est cette séparation qui nous permet de nous y rapporter sans jamais l’accaparer. Notre soif du monde se creuse en même temps qu’elle se comble.

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