Anéantir

Une recension de Alexandre Lacroix, publié le

L’immense succès de Sérotonine, paru début 2019, avait placé les éditeurs devant une situation embarrassante. Avec près de 800 000 exemplaires écoulés, le roman de Michel Houellebecq avait rapporté environ 17,5 millions d’euros de chiffre d’affaires pour le seul Hexagone. Une aubaine, mais l’auteur était lent et cyclothymique, il lui avait fallu près de quatre années pour achever ce livre, et le précédent, Soumission, l’avait occupé cinq ans. Comme il donnait tous les signes extérieurs d’un délabrement physique avancé et qu’il avait déjà 62 ans à l’époque, il ne serait probablement capable de produire encore qu’un ou deux romans du même calibre. Sa carrière s’achèverait sans doute par des poésies sombres pouvant prétendre à un tirage honorable, sans plus. Ce fut alors que le DSI (directeur des systèmes d’information) du groupe d’édition, qui, normalement, ne prenait aucune initiative sur la stratégie littéraire, proposa une solution originale. La dernière génération des ordinateurs Watson développés par IBM – ceux qui avaient battu les champions de Jeopardy en 2011 et qui maîtrisaient les ambiguïtés du langage ordinaire – avait fait des progrès fulgurants grâce au deep learning. N’était-il pas possible de programmer l’une de ces intelligences artificielles (IA) pour écrire le prochain Houellebecq ?

Les quatre principaux paramètres de cette programmation furent décidés en accord avec l’auteur. 1. Le héros devait avoir une vie affective et sexuelle désastreuse, son mariage devait être un naufrage. L’IA poussa le bouchon assez loin, mais le résultat était marrant : « Depuis dix ans, il n’avait pas baisé, et encore moins fait l’amour avec Prudence, ni avec qui que ce soit d’ailleurs. » 2. Le héros devait avoir un rapport difficile au vieillissement et à la mort de son père. 3. La société de consommation devait lui procurer des joies compensatoires épisodiques. Pour les décrire, Watson piocha dans le corpus de Houellebecq, en recyclant le Grand Marnier de Sérotonine : « Le Grand Marnier est un alcool exceptionnel, et trop ignoré ; Paul fut cependant surpris de ce choix, dans son souvenir Hervé était adepte de sensations plus âpres […]. Hervé se féminisait peut-être. » Et bien sûr, il lui fut facile d’actualiser quelques phrases d’Extension du domaine de la lutte, qui avaient fait la marque de fabrique de l’auteur, en consultant les sites de la grande distribution : « ‘‘Il faut bien manger quelque chose”, se répétait-il avec sagesse devant son tajine de volaille Monoprix Gourmet. » (Des accords commerciaux furent passés avec les entreprises concernées par ces placements de produits.) 4. Pour le style, l’IA fut entraînée à imiter la phrase classique, d’une extrême épure, mais dont la sobriété n’est qu’une politesse contenant un excès d’émotivité et de tendresse, de Gustave Flaubert, prenant modèle en particulier sur L’Éducation sentimentale. Par moments, cela réussissait merveilleusement : « Des gens m’aiment, se dit Paul avec surprise ; enfin plus exactement ils m’apprécient, n’exagérons rien. » Ou encore : « Une luminosité aveuglante se réverbérait sur les parois du tribunal de grande instance. Il n’avait jamais trouvé aucun mérite esthétique particulier à cette juxtaposition de parallélépipèdes de verre et d’acier, qui dominait un paysage boueux et morne. » Parfois, cependant, le programme semblait bugger, comme dans les pages sur Le Seigneur des anneaux, carrément torchées.

Quoi qu’il en soit, l’IA délivra un Houellebecq de 736 pages en quelques mois (Sérotonine faisait moins de la moitié). En ce début d’année 2022, le DSI, les dirigeants du conglomérat éditorial et l’auteur attendaient avec impatience la sanction du marché. Si tout fonctionnait comme prévu, ce serait une révolution : le maillon faible de l’industrie éditoriale avait toujours été l’écrivain. Narcissique, capricieux, névrotique, infantilisé par le succès ou aigri par l’échec, il était la plaie des éditeurs. Avec un peu de chance, cette figure pathétique appartenant au passé, étroitement engluée dans sa subjectivité de petit mâle blanc, allait être anéantie. Et l’on pourrait, une année sur deux (rythme commercial ayant fait ses preuves pour les Astérix), livrer aux lecteurs, avides de rire un peu du désespoir que leur inoculait la civilisation technique, un Houellebecq d’excellente qualité, jusqu’à la fin du monde.

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