Vous êtes plutôt douche ou plutôt bain ?

Bouclier tarifaire ou non, l’hiver sera chaud, côté factures. D’où la nécessité d’un contrôle plus étroit des postes énergétiques familiaux… Sven Ortoli a lu le dernier rapport de l’Organisation météorologique mondiale ; il nous livre ses réflexions.

« Lointain souvenir d’une campagne que les moins de je-vous-dis-pas-combien ne peuvent pas connaître – ah, la chasse au gaspi du deuxième choc pétrolier de 1979 !

Mon voisin, appelons-le-Arthur, au demeurant serviable, avenant et bricoleur, le phénix des voisins et jusqu’ici moyennement écolo, m’a expliqué renoncer au bain en faveur des douches. Simple problème de robinet, a-t-il argumenté, un bain consomme de 150 à 200 litres d’eau contre 60 à 80 litres d’eau pour une douche de cinq minutes. Je vous passe le détail de ses calculs : de toutes façons, l’on peut aussi prendre des bains et consommer moins d’eau (par exemple si vous utilisez celui de vos enfants après usage). Et puis, le bain n’a pas la même fonction que la douche. Dans le bain, disent les Japonais, mizu ni nagasu (水に流す), on se lave de la vie. Sous la douche, on lave son corps. Il est vrai qu’ils se douchent avant, mais n’ergotons pas.

Pourquoi vous en parler ? Parce que je crois, comme mon voisin, à la nécessité de la sobriété. Et parce que j’ai franchement envie d’un bain pour dissiper les idées noires. J’ai achevé la lecture du rapport “United in Science” (le point sur le changement climatique établi sous la houlette de l’Organisation météorologique mondiale). Le rapport 2021 n’était pas gai. Le 2022 est sinistre. La plupart des clignotants sont au rouge. Dans un film catastrophe, c’est le moment où les sirènes retentissent, tuuut, tuuut, tuuut, les tuyauteries se fissurent dans des jets de CO2, l’Alien est lâché, il faut quitter le vaisseau fissa. Sauf que ce n’est pas un film et que le monstre lâché sur le vaisseau Terre, c’est nous : l’usage des combustibles fossiles est reparti à la hausse et dans certaines régions, pointe le rapport, la hausse de température et du taux d’humidité entraînera des “points de bascule physiologiques, au-delà desquels la population ne pourrait plus travailler en plein air sans assistance technique”. Il y a 20 ans que le Giec annonçait des réactions en chaîne difficilement réversibles et incontrôlables à l’échelle planétaire. C’est chose faite. Mais à l’époque, le Giec envisageait ces points de bascule au-delà de 5°C de réchauffement. Or, les calculs indiquent aujourd’hui un seuil dès 1 à 2 degrés de hausse. On s’achemine, conclut António Gutteres, secrétaire général de l’ONU, vers un “chaos climatique permanent”.

En 1966, Vladimir Jankélévitch écrivait (dans La Mort) : “Comme si la route du retour en arrière n’était pas déjà assez irréversible sans l’irréparable, nos expresses décisions dressent librement les obstacles artificiels qui redoubleront l’impossibilité ; de nos propres mains, spontanément, scandaleusement, sans y être obligés par le devenir, nous fabriquons l’irréparable qui rendra l’irréversible encore plus irrémédiable et nous barrera du passé irrévocablement…”

Irréparable, irréversible, irrévocable, irrémédiable, c’est le vocabulaire des abysses. En fermant le rapport, je me suis senti comme un bonhomme de Sempé face à l’infini. Petit et dérisoire, écrasé sous 5G d’accélération. Dans son Almanach d’un comté des sables (1949), Aldo Leopold note ceci : “Aucun changement éthique important ne s’est jamais produit sans un remaniement intime de nos loyautés, de nos affections, de nos centres d’intérêt et de nos convictions intellectuelles.”

Appelons-le-Arthur, bref, mon voisin, le dit à sa manière : “L’argent c’est une chose, mais pas que ; je pense à mes petits-enfants. Faut faire ce qu’on peut, mais faut le faire.” Il a raison, le bougre. »

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