Vice et vertu

Faut-il préférer le bonheur à la vérité ? Ceci n’est pas qu’un sujet de bac. Cédric Enjalbert en veut pour preuve la parution récente de Tokyo Détective aux éditions Marchialy, un récit autobiographique du journaliste d’investigation américain Jake Adelstein, qui nous mène au Japon.

« Vous connaissez peut-être le nom de Jake Adelstein en raison de Tokyo Vice. Ce livre a été adapté en série, diffusée en France sur Canal+ l’an dernier. Le journaliste décrivait ses années passées à traquer la mafia japonaise pour le Yomiuri Shimbun – l’un des quotidiens les plus lus au monde. Écrire pour ce journal était en soi une prouesse – il a été le premier étranger à y être accepté. Mais ce n’est pas tout, car ses enquêtes ont fait tomber le parrain d’une des organisations criminelles les plus importantes de l’archipel : Tadamasa Gotō, discrédité après que le journaliste a révélé l’accord qu’il a noué avec le FBI pour entrer illégalement sur le territoire américain et s’y faire opérer, à condition de livrer l’identité de plusieurs de ses acolytes.

Depuis, le reporter a changé de vie… Il est devenu détective privé ! Il n’a donc pas renoncé à l’enquête et s’occupe désormais, comme il le raconte dans son nouvel opus, de recueillir des informations pour des investisseurs voulant estimer la fiabilité de leurs partenaires. Ou leur degré de corruption. Car si les effectifs de la mafia ont fondu – ses membres seraient passés en trente ans de près de 80 000 à 24 000 –, elle n’en reste pas moins un élément structurant du contrat social japonais, réglant une partie de la vie quotidienne, prévenant les petits larcins et assumant un rôle de police. Elle ménage une paix civile afin de pouvoir s’adonner librement à d’autres activités lucratives, avec la complicité de la sphère politique. Jake Adelstein a ainsi enquêté sur la catastrophe de Fukushima, où les mafieux se sont montrés plus efficaces que les services public – illustrant les vices de la société japonaise et ses défauts de réglementation. Il raconte aussi comment les organisations criminelles se sont enrichies grâce à l’organisation des Jeux olympiques, et comment il a dû négocier avec elles pour faire paraître – sans représailles – un article attestant du lien entre le président du Comité olympique et un chef yakuza.

La vérité doit-elle être recherchée à tout prix ? C’est la question que (se) pose Jake Adelstein, lui qui a toujours vécu sous les menaces de mort au point d’abîmer sa vie conjugale et familiale. À 54 ans, il est atteint d’un cancer. Il ne se décrit pas comme un parangon de vertu, mais plutôt comme un “paladin accidentel” devenu prêtre bouddhiste zen. “Je ne sais pas, écrit-il, comment on peut vraiment concilier les vœux d’un prêtre bouddhiste zen et le métier de journaliste. Je ne sais pas jusqu’à quel point on peut véritablement aider une autre personne à trouver le bonheur et la sagesse dans le monde. Ce que je sais, c’est ceci : il est parfois possible de faire ce qu’il faut.” Cette quête de vérité, qui concilie ces différents vœux, ceux du journaliste et ceux du moine bouddhiste, et qui accorde les principes et l’action, ne tend-elle pas au bonheur ? Si, à condition d’accepter que celui-ci soit imparfait. Cette démarche philosophique rend en effet justice à nos “facultés supérieures”, pour le philosophe John Stuart Mill. Comme il l’écrit dans L’Utilitarisme (1861), “aucun être humain intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun homme instruit à être un ignorant, aucun homme ayant du cœur et une conscience à être égoïste et vil, même s’ils avaient la conviction que l’imbécile, l’ignorant ou le gredin sont, avec leurs lots respectifs, plus complètement satisfaits qu’eux-mêmes avec le leur. […] Il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc satisfait ; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait.” Voici donc la morale (nippone) de cette plongée au cœur du vice ! »

Vous pouvez également retrouver nos billets dans votre boîte aux lettres électronique en vous abonnant gratuitement à notre infolettre quotidienne.