Souviens-toi, le printemps 2020

« Fermez les yeux et souvenez-vous. Où étiez-vous il y a exactement quatre ans ? Le 25 mars 2020 était un mercredi. Il faisait très froid le matin, mais beau, surtout au nord. Le printemps était moins précoce que cette année mais il pointait sérieusement le bout de son nez. Qu’avez-vous fait ce jour-là ? Vous êtes-vous rendu au travail, comme d’habitude ? Non, vous êtes resté chez vous – à moins d’être chauffeur, livreur ou soignant. Coincé(e) seul(e) depuis dix jours dans un studio, ou avec vos enfants dans un appartement trop petit, dans une maison à la campagne peut-être, vous essayiez de vous adapter au télétravail tout en surveillant la courbe des morts. Des mots inhabituels circulaient : pangolin, chloroquine, attestation… et surtout confinement.

➤ Recevez la newsletter quotidienne et gratuite de Philosophie magazine dans votre boîte mail. Et pour profiter de tous nos articles, choisissez l’offre d’abonnement payante qui vous convient le mieux.

Ce 25 mars 2020, le Covid avait déjà tué 1331 personnes en France. Sur plus de 25 000 cas, 11 539 étaient hospitalisés et 2 827 en réanimation. Nettoyiez-vous vos poignées de porte et vos couverts après utilisation ? Embrassiez-vous encore vos proches ? Vous étiez-vous fixé un programme sportif, aviez-vous souscrit un abonnement à une plateforme de séries, aviez-vous commencé à (re)lire Proust ? Sortiez-vous à 20 heures sur votre balcon ? Aviez-vous un proche infecté ? Étiez-vous paniqué, prudent, fataliste ou optimiste ? Je me souviens de mon côté d’une période d’angoisse et de désorientation. La mort rôdait et personne ne savait comment la pandémie allait évoluer. J’essayais de conserver un semblant de libre arbitre en allant me balader le plus longtemps possible et en travaillant à distance pour Philosophie magazine, subitement reconverti en site internet et en expéditeur de lettres quotidiennes.

Le pic de décès a été dépassé quelques semaines plus tard, après des épisodes de délire collectif autour du remède miracle de Didier Raoult, des polémiques utiles et inutiles, des attitudes égoïstes et altruistes. Et puis, de vague en vague, nous avons fini par sortir de cette danse macabre… et nous l’avons oubliée. Comme on ne se souvient plus d’un cauchemar en se réveillant. Le mot Covid a disparu de nos conversations. L’idée qu’on puisse instaurer un couvre-feu et nous arrêter à partir de 19h nous semble aujourd’hui tellement délirante.

Nietzsche applaudirait à cette amnésie. Il écrit dans sa deuxième Considération intempestive qu’“il est absolument impossible de vivre sans oubli” car “toute action exige l’oubli”. Il insiste sur la nécessité de “transformer et d’assimiler les choses passées […], de guérir de ses blessures, de réparer ses pertes, de reconstituer sur son propre fonds les formes brisées”. Et fustige ceux qui sont tellement “dépourvus de cette force qu’un seul événement, une seule souffrance […] suffit, comme une toute petite écorchure, à les vider irrémédiablement de tout leur sang”. Or, dans le cas de ce qui nous est arrivé à tous il y a quatre ans, nous avons à la fois oublié et en sommes sortis traumatisés. Les plus jeunes, suspendus à des cours en ligne pénibles, isolés de leurs camarades et de leurs profs, les moins jeunes qui se sont parfois demandé quel sens il pouvait y avoir encore à travailler, qui se sont rendu compte qu’ils devaient divorcer, qui se sont mis à boire et manger plus que de raison, qui ont vrillé en versant dans le complotisme, qui ont perdu des parents et des proches, presque tous ont traversé une épreuve terrible. Et ce n’est pas en retournant au cinéma ou en se remettant à voyager qu’on en guérit comme par magie. Les conséquences tangibles de la pandémie sont accompagnées d’ondes souterraines qui agissent toujours en beaucoup d’entre nous.

Or c’est dans cet état post-traumatique que nous traversons les événements actuels. Si l’on veut à tout prix être nietzschéen, on parlera alors de l’Éternel Retour – mais on aura du mal, comme nous le demande le philosophe, d’aimer ce qui nous revient à la figure. Nous étions, paraît-il, en guerre contre un virus insaisissable. Nous sommes aujourd’hui pris dans une atmosphère de conflits généralisés qui risquent de nous atteindre, même si, comme le Covid, ils viennent de loin. Face au martyre des civils de Gaza, à la guerre en Ukraine qui se prolonge et nous concerne tous, à la menace terroriste qui réapparaît, nous nous sentons, comme durant le confinement, impuissants. Nous ne savons plus quoi faire pour aider les Ukrainiens acculés. Nous ne pouvons pas participer à l’envoi d’aide humanitaire aux Palestiniens. Sans compter une nouvelle infection bactérienne qui touche le Japon… Un trouble cognitif, comme il y a quatre ans, nous empêche de nous entendre sur la réalité des menaces. La drôle de guerre du Covid ne nous a guère préparés à faire face aux nouveaux périls. Ils sont bien sûr différents, mais le sentiment d’être engourdi, désarmé, défaillant, est le même.

Contrairement à l’apologie nietzschéenne de l’oubli, un travail de mémoire sur notre année Covid mérite d’être mené, histoire de poser les mots sur ce que nous avons vécu et de mieux affronter les crises d’aujourd’hui. Tant que nous ne l’aurons pas mené, nous continuerons à nous sentir quelque peu anesthésiés. Et ce n’est vraiment pas le moment. »