Socrate, le ciel et le bâton

Alexandre Lacroix publié le 7 min

Dans le dialogue du Ménon, Socrate amène un esclave ignorant à énoncer par lui-même un théorème de géométrie assez complexe. Par quel mystère ? À l’aide d’un Dieu, de l’expérience, de facultés innées ? Deux mille ans plus tard, l’enquête reste ouverte.

Dans le dialogue du Ménon, Socrate se livre à un sidérant exercice de philosophie appliquée. Il demande à son interlocuteur, Ménon, un noble de Thessalie, de faire venir l’un de ses esclaves, n’importe lequel. Quand l’esclave arrive, Socrate trace sur le sable, au sol, un carré. Puis, en questionnant l’esclave, il l’amène à énoncer de lui-même une propriété géométrique sophistiquée : l’esclave comprend en effet que, s’il veut dessiner un carré B dont la surface sera le double de celle du carré A qu’il a sous les yeux, il faudra que le côté du carré B ait précisément la longueur de la diagonale du carré A (il s’agit d’un cas particulier d’application du théorème de Pythagore). Le tour de force, c’est que l’esclave, qui n’a jamais suivi le moindre cours de géométrie, parvient seul à ce résultat. Les questions de Socrate le guident, Socrate lui fait reconnaître ses erreurs au fil de l’échange, pourtant, c’est lui qui formule les réponses, elles ne lui sont pas soufflées. Comment une vérité géométrique aussi élaborée peut-elle sortir de la bouche d’un esclave ignorant ?

Le mystère est si épais que, pour le résoudre, Socrate propose une explication supranaturelle : il avance pour l’occasion sa théorie de la réminiscence. Selon cette dernière, l’esclave s’est rappelé une vérité que son âme avait contemplée dans une vie antérieure. L’âme humaine est par essence immortelle et savante, elle a contemplé des vérités éternelles avant de prendre corps. Le questionnement socratique a donc conduit l’âme de l’esclave sur le chemin de vérités qu’elle possédait déjà en elle-même. Autrement dit, l’origine des idées se trouve dans un temps antérieur à la naissance, elle est au-delà de toute expérience, ineffable et transcendante.

Bien sûr, si nous ne souscrivons pas à cette conception idéaliste, le problème du Ménon reste entier. Comment l’esclave a-t-il pu énoncer l’idée de la diagonalisation du carré ? Voilà un casse-tête dont on peut se dépêtrer à l’aide de quatre voies.

 

La voie de l’expérience

Une solution opposée à celle de Socrate est fournie par l’empirisme, le courant de pensée qui veut que l’expérience soit la source de nos connaissances, et plus précisément par l’Enquête sur l’entendement humain (1748) de David Hume. Pour Hume, les idées ne sont rien d’autre que « les images affaiblies des impressions dans la pensée ». Le pouvoir de l’entendement humain se limite à composer, transposer, accroître ou diminuer les matériaux que nous apportent les sens. Nous avons une certaine expérience des formes géométriques. Nous pouvons échafauder l’idée de la ligne droite à partir de la vue de l’horizon ou d’un tronc d’arbre, en radicalisant ce que nous apprennent nos sens. Bien sûr, il n’existe nulle part dans le monde une ligne droite infinie. Mais cette idée géométrique est tout de même dérivée d’une expérience concrète. Dès lors, la géométrie s’occupe moins des relations entre des faits réels que des relations entre des idées (le point, la ligne, le carré, la surface, etc.). Si l’on relit dans cette perspective le dialogue du Ménon, on peut dire que Socrate fait progresser l’esclave en l’aidant à faire les bonnes associations d’idées, à partir de l’observation du dessin d’un carré. Plus précisément, Socrate favorise deux types d’associations auxquelles Hume accorde une place centrale, la « ressemblance » et la « contiguïté ». Il l’amène à comparer des carrés de différentes tailles, à prolonger la diagonale du carré A, etc. La faiblesse de cette explication humienne est qu’elle ne dit pas exactement comment s’effectue le premier saut qualitatif des impressions aux idées. Ainsi, Hume décrit les opérations de l’entendement humain mais reste assez vague sur l’alchimie qui transmute une perception sensible en une notion abstraite.

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