Rupture de rythme

“J’arrive pas à reprendre le rythme”, écrivait hier à Victorine de Oliveira l’un de ses amis. Comme si la reprise du travail nous imposait une partition impossible où rythmes binaires et ternaires se superposeraient dans une mise en place infernale qui nous obligerait à boiter sans cesse à contre-temps. Stravinsky a signé un Sacre du printemps redoutable rythmiquement pour les musiciens. Son double maléfique semble être aux commandes du mois de janvier et de sa rentrée hivernale…

« Entre autres contraintes, le travail impose sa partition : celle d’une semaine découpée en jours ouvrés et non ouvrés, d’un réveil calé aux aurores, voire bien avant le lever du jour ces temps-ci, d’un trajet quasi immuable ponctué par les aléas de la circulation ou des transports en commun, de pauses parfois minutées, d’un small talk entre collègues réglé comme du papier à musique – “Alors, ces vacances ?” – et des deadlines à respecter. Pris dans le tempo, on n’a pas toujours le temps de constater ce que cette cadence inflige à nos corps et nos esprits. Mais si l’on a le malheur de prendre une inspiration plus longue que les autres, voire de marquer un temps d’arrêt, la rupture de rythme risque fort d’avoir des conséquences plus lourdes que prévues.

Dans Les Lois, Platon insiste sur la danse et son rythme comme principe d’organisation sociale, qu’il conçoit comme partie prenante de toute éducation. La choreia (χορεία) est toutefois une danse bien particulière : elle se pratique en groupe, presque comme un entraînement militaire, et en l’honneur des dieux. Il s’agit moins d’exprimer une émotion individuelle, un rythme intérieur, que de souligner son appartenance à la cité, au tout. L’apprentissage du rythme correspond donc à une forme de dressage, de rupture avec un âge de la vie, l’enfance, caractérisé par “l’incapacité […] de rester tranquille, de s’abstenir de gesticuler ou de parler” pour toujours “chercher à se remuer et à se faire entendre”. Dans la cité platonicienne, trouver le bon rythme, c’est s’accorder organiquement aux autres citoyens.

Et si l’on n’y arrive plus ? Et si notre rythme interne nous met systématiquement en porte-à-faux avec la partition imposée ? Dans l’absolu, la rupture est toujours possible. Mais nous ne ferons pas ici semblant de faire comme s’il était facile de quitter son emploi en un claquement de doigts. Plutôt que Platon, Bergson peut nous rappeler un fait essentiel au sujet du rythme : dans sa régularité, même parfois complexe, il reste prévisible puisque la caractéristique même du rythme est de se répéter. De cette prévisibilité découle pour nous une forme de maîtrise : “Le rythme et la mesure, en nous permettant de prévoir encore mieux les mouvements de l’artiste, nous font croire cette fois que nous en sommes les maîtres. […] La régularité du rythme établit entre lui et nous une espèce de communication, et les retours périodiques de la mesure sont comme autant de fils invisibles au moyen desquels nous faisons jouer cette marionnette imaginaire”, observe-t-il dans son Essai sur les données immédiates de la conscience (1889). Reprendre le rythme, même imposé, c’est donc aussi un peu reprendre la main. Qui sait, la nouvelle année ne nous la réserve peut-être pas si mauvaise, cette main ? »

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