Quel anticapitalisme ?

Philomag vous propose chaque semaine une sélection d’articles parus dans la presse française et étrangère, rassemblés autour d’une thématique commune. Des articles qui nous ont surpris, questionnés, dérangés. L’occasion de découvrir de nouveaux points de vue sur le monde et les événements qui font l’actualité.

Cette semaine, une question : que peut la pensée anticapitaliste dans un monde où la lutte des classes s’est profondément métamorphosée, et où la crise climatique repose, à nouveau frais, le problème de la production ?

Nancy Fraser : “Contre le capitalisme cannibale”

« Capitalisme cannibale » : c’est le concept développé par la philosophe Nancy Fraser dans son prochain ouvrage (Cannibal Capitalism, prévu pour 2023). Elle y revient dans un entretien pour le magazine américain Jacobin (en anglais). À ses yeux, « la poussée expansionniste du capital est une compulsion brute et aveugle, et elle est câblée dans le système. […] Une force puissante incite les propriétaires de capital à repousser sans cesse les limites en essayant de plier les paramètres non économiques à leur volonté. » Le capitalisme est un mouvement effréné de marchandisation de toutes les sphères de l’existence. Cette poussée insatiable est la source d’une « crise » interne, qui se manifeste en particulier dans la crise climatique actuelle : la conflagration d’une expansion infinie et de ressources finies. Si nous poursuivons dans la voie de l’« orgie d’auto-cannibalisation sociétale », « il ne restera bientôt plus grand-chose d’humain ». 

Serge Latouche : “L’imaginaire de la croissance est lié à la montée du capitalisme”

Plutôt que d’opposer lutte des classe et combat écologique, il est urgent, souligne le sociologue Serge Latouche dans un entretien pour le site Carnets d’alerte, de penser leur convergence. Car c’est une même vision du monde, productiviste, qui, dans les deux cas, est en cause. « L’imaginaire de la croissance […] lié à la montée du capitalisme et à la philosophie du progrès » plonge notamment ses racines dans la Réforme protestante : « À cette époque, le protestantisme introduit deux dimensions qui ont facilité le capitalisme : l’individualisme tout d’abord, qui est fondamental. […] Le deuxième apport du protestantisme est l’éthique du travail. Cette éthique du travail laïcisée au sein de notre société a donné le capitalisme. Aujourd’hui, notre imaginaire est colonisé par cet idéal de croissance comme but premier de la société. »

Jacques Rancière : “Si la planète remplace le capital, nous serons encore plus paralysés”

Le problème de la lutte contre le réchauffement climatique est, comme l’explique Jacques Rancière dans un entretien accordé au magazine Verso, analogue à celui de la lutte contre le capitalisme : « Peu de gens croient vraiment à la catastrophe, mais ceux qui y croient sont des militants qui, il y a vingt ans, luttaient contre l’impérialisme et le capitalisme. […] À mes yeux, cette idée d’une cause unique dont tout dépend a toujours paralysé la pensée de gauche. » Une authentique pensée de gauche doit éviter l’écueil du monolithisme, et se faire attentive à la pluralité et au « dissensus ».

Frédéric Lordon : “La Terre est détruite par les capitalistes”

Penser comme une montagne, habiter en oiseau, vivre comme un chêne : « En quelques années, la “communion sensible” s’est installée comme la-pensée-politique-pour-notre-temps », diagnostique Frédéric Lordon dans une tribune véhémente parue dans Le Monde diplomatique. Le propos est corrosif : pour Lordon, ce nouveau discours a conquis d’abord la « bourgeoisie culturelle citoyenne » qui se moque, éperdument, de la question sociale, et de la réalité concrète du système capitaliste. « Le Vivant est détruit, c’est terrible. […] Au fait, détruit par quoi, le Vivant ? Et même par qui ? On ne saura pas – “expression non trouvée”. » La pensée écologique du sensible est une « tristesse sans cause », une « radicalité qui ne touche à rien », qui ne se donne pas les moyens d’agir, alors même qu’elle prétend tout changer.