Pourquoi se déguise-t-on ?

Pour exprimer sa joie / Macrobe (v. 370-v. 430)

Les soirées déguisées ne datent pas d’hier. Dès l’Antiquité, les fêtes rituelles impliquent souvent de porter un masque ou un costume. C’est notamment le cas des Saturnales dont le philosophe latin Macrobe se fait l’écho. Ces célébrations ont lieu en décembre, pour le solstice d’hiver. Le temps est comme suspendu : on arrête de travailler et on organise de fabuleux banquets où chacun (y compris les esclaves) peut s’habiller à sa guise. « Il n’y a pas un moment qui ne soit rempli par quelque chose d’agréable », se félicite un participant, cité par Macrobe, tandis qu’un autre assure « approcher la vie de ceux que les sages disent comblés ». Pour vivre heureux, vivons déguisés ?

Pour montrer qui l’on est vraiment / Thomas Hobbes (1588-1679)

Devenir soudainement un autre, se prendre pour Marilyn Monroe ou la Petite Sirène : telle est la magie du déguisement. Mais cela n’a-t-il pas aussi à voir avec notre moi profond ? Dans le Léviathan, Hobbes assure qu’une personne n’est pas distincte de la représentation de soi qu’elle offre aux autres. En latin, le mot persona qualifie en effet le masque théâtral à travers lequel le son est amplifié (per-sona) : « Une personne est la même chose qu’un acteur », en déduit Hobbes. Le déguisement que nous avons mis des heures à élaborer en dit finalement long sur qui nous sommes, car « de celui qui joue le rôle d’un autre, on dit qu’il en assume la personnalité ».

Pour oublier sa condition / Blaise Pascal (1623-1662)

Au beau milieu d’un bal costumé, vous êtes-vous déjà senti(e) un peu risible face à une telle débauche d’artifices ? Si oui, vous avez vécu un moment pascalien. Dans ses Pensées, Pascal regrette que les humains s’adonnent à des activités frivoles plutôt que de méditer sur l’existence et de se consacrer à Dieu. Le divertissement est un subterfuge qui permet de se détourner (di-vertere, en latin) de l’ennui et de l’inquiétude inhérentes à la condition humaine : « Les hommes ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au-dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles. » Le déguisement, un cache-misère ? Pascal casse l’ambiance !

Pour renverser les conventions / Mikhaïl Bakhtine (1895-1975)

Le carnaval est l’occasion la plus débridée de se déguiser. Mais selon le théoricien russe de la littérature Mikhaïl Bakhtine, spécialiste de Rabelais, il ne s’agit pas seulement de s’amuser. Le carnaval a une fonction sociale, qui tend à renverser ponctuellement l’ordre établi : « Le carnaval est le triomphe d’un affranchissement provisoire de la vérité dominante et du régime existant, d’abolition provisoire de tous les rapports hiérarchiques, privilèges, règles et tabous. » Les quidams paradent déguisés en rois sous le regard de puissants grimés en grenouille. « La vie renaît sur de meilleurs principes, ressuscite dans sa forme idéale. » Un idéal dont le caractère éphémère demeure la règle.