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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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© Karo Kujanpaa/Unsplash

Un classique éclaire le présent

Pourquoi aimons-nous que le jambon soit rose ?

Caroline Pernes publié le 21 juillet 2022 3 min

Sans sa couleur rose, procurée par les nitrites, le jambon est-il encore du jambon ? Réflexion avec Bernard Mandeville sur nos stratégies pour rendre invisible l’animal que l’on mange, alors qu’un débat s’ouvre sur l’interdiction des nitrites.

En rose et gris : la couleur de l’artifice

Dans son avis rendu mi-juillet, l’Agence nationale de sécurité sanitaire alimentaire (Anses) établit le lien entre consommation de nitrites dans l’alimentation et risque de cancer. Utilisés dans la charcuterie, ces additifs servent de conservateurs et d’antibactériens. Ils empêchent notamment le développement des bactéries à l’origine du botulisme, une maladie neurologique. Mais pour certains scientifiques, les progrès sanitaires et la découverte de nouvelles alternatives pourraient permettre de s’en passer sans risque. Le véritable enjeu serait en réalité commercial : la couleur rose donnée par le nitrite rendrait la charcuterie plus attractive et appétissante pour le consommateur.

Pourquoi sommes-nous davantage attirés par une tranche de jambon rose ? Peut-être car cette couleur nous fait oublier que la charcuterie est une partie du cadavre d’un animal. Sans nitrites, le jambon n’est pas rose éclatant, mais grisâtre. Sa limite de péremption est également réduite. Ces deux éléments réinscrivent ainsi la viande dans un processus naturel de décomposition.

Mandeville : sensibilité et apparence animale

Dans un chapitre de sa Fable des abeilles (1714), le philosophe et médecin néerlandais Bernard Mandeville (1670-1733) s’intéresse à « la tyrannie qui s’attache à la destruction gratuite des bêtes ». Il souligne la corrélation entre l’apparence de l’animal et notre degré d’empathie envers lui. Pour comprendre pourquoi les hommes mangent de la viande, il faut éclairer leurs sentiments, et non la raison, qui « n’excite que faiblement notre compassion ». La manière dont nous percevons l’animal détermine en effet notre sensibilité. Nous n’avons aucune difficulté à consommer les « écrevisses, les huîtres, les coques et tous les poissons en général », car ils ne nous ressemblent pas. « Ils sont muets », d’ailleurs, et nous ne pouvons pas établir de liens avec eux.

Au contraire, les « symptômes de souffrance » nous émeuvent, de même que le spectacle d’une chair qui pourrait être la nôtre. Impossible, pour le philosophe, de rester indifférent à la vue de la chair morte d’un mouton ou d’une vache, « chez qui le cœur, le cerveau et les nerfs diffèrent à peine des nôtres ». Notre ressemblance relative avec l’animal explique notre empathie envers lui, et cette empathie est le signe de notre humanité, de notre sensibilité à la souffrance d’autrui, selon Mandeville. En regardant l’animal mourir, en sentant l’odeur de son corps en décomposition, je ne peux m’empêcher de ressentir de la pitié, car je me reconnais en lui.

Mettre la mort à distance

Comment pouvons-nous, alors, manger de la viande ? Selon Mandeville, notre raison cherche à justifier par tous les moyens cette habitude alimentaire, héritage de dizaines de milliers d’années d’un régime omnivore au sein de notre espèce. La délégation de la mise à mort, par la création récente du métier de boucher, en est un instrument. Mandeville rappelle d’ailleurs que les bouchers étaient à l’époque exclus des jurys populaires en Angleterre, « comme si leur métier suffisait à les endurcir et à abolir en eux cette sensibilité sans laquelle personne ne peut juger à son vrai prix la vie de ses semblables ». Mais cette désensibilisation s’étend au consommateur de viande : pour ne pas se reconnaître dans l’animal, pour s’habituer à la mort et ne pas ressentir de pitié, il faudrait se couper de nos sentiments naturels.

Mandeville suggère au contraire de lutter contre cette anesthésie morale. Évoquant la mise à mort d’un bœuf, il décrit avec précision le spectacle macabre qui précède sa transformation en viande : « Les meuglements douloureux que le sang étouffe, les soupirs cruels qui expriment sa souffrance aiguë et les gémissements profonds et sonores qu’il arrache dans son angoisse du fond de son cœur puissant et palpitant. »

Placé en bout de chaîne, le consommateur, lui, est coupé de son empathie naturelle envers l’animal. Le rose artificiel de la charcuterie contribue alors à tenir à distance la réalité d’un être vivant abattu pour notre consommation. Mandeville rappelle lui-même le rôle de la couleur dans ce sentiment d’identification à l’animal : « Voyez comme son sang fumant répandu à flot l’abandonne, comme ses yeux deviennent ternes et éteints. » Il décrit avec emphase le processus de la mort : la vie qui quitte le corps, le sang qui s’écoule, la peau qui devient terne et grise. Si la couleur du jambon sans nitrites nous paraît moins appétissante, c’est peut-être parce qu’elle nous fait prendre conscience de sa réalité animale, au-delà du produit.

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