Pierre Zaoui: “la connaissance par les gouffres est une ruse avec la pulsion de mort”

Pierre Zaoui, propos recueillis par Cédric Enjalbert publié le 6 min

Tous les exemples de prise de risque suscitent à la fois fascination et répulsion. Fascination pour la puissance d’affirmation du maître, capable d’affronter le danger et de dompter ses peurs, qui ne se laisse pas happer par les passions vulgaires. Répulsion pour cet effrayant désir de maîtrise qui peut, à son extrémité, virer à la pathologie. Les exemples spectaculaires de prise de risque oscillent ainsi paradoxalement entre la figure antique du héros courageux qui fait face et la folie du control freak, qui cherche à éprouver sa puissance en surmontant le danger, en dominant l’imprévu, en maîtrisant l’aléa.

« Le nœud métaphysique de ces usages du risque repose sur la mort de Dieu »

Ensuite, d’un point de vue physiologique, face au danger, chacun reçoit une dose d’adrénaline. Autrement dit, avec les mots de la psychologie empirique : on veut des émotions fortes. Les pratiques à risque les procurent. Faire du paralpinisme, partir en guerre et plus généralement “gérer l’urgence”, sont des moyens d’intensifier son existence. Les sportifs recherchent le pic d’adrénaline. Le principe est celui du grand huit à la fête foraine, en plus intense. Mais par-delà la décharge émotionnelle, un enjeu métaphysique le dispute à l’émotion forte. Tous les témoins sont plus ou moins nietzschéens, au sens où Nietzsche écrit dans Le Gai Savoir “Construisez vos villes près du Vésuve !” Et dans Ainsi parlait Zarathoustra “L’homme est cet animal qui doit sans cesse se surmonter.” Pour Nietzsche, l’homme doit sans cesse risquer sa propre vie, sa propre condition, pour se changer et devenir autre.

Le nœud métaphysique de ces usages du risque repose sur la mort de Dieu. Qu’est-ce que l’homme et que sont ses limites si Dieu est mort ? Tout n’est pas permis, contrairement à ce qu’écrit Dostoïevski. En revanche, les limites de l’homme deviennent immanentes. Elles ne sont plus connues d’avance et ne dépendent plus d’un être supérieur. En cherchant à savoir ce dont ils sont capables, ces témoins expérimentent donc les limites de l’homme en expérimentant les leurs. Ils doivent aller jusqu’au bout, mais un bout toujours asymptotique. Le médecin de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris le dit explicitement : il faut s’éprouver pour savoir qui l’on est. »

Expresso : les parcours interactifs
Comme d'habitude...
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