Philo parano ?

Partons d’une définition minimale : une théorie du complot est un discours ultra-critique sur l’état du monde et le déroulement de l’Histoire qui cherche à faire apparaître, derrière les événements visibles, une trame invisible où des agents puissants et rusés tirent les ficelles de ce qui advient. N’est-ce pas, peu ou prou, la démarche que l’on retrouve chez de nombreux philosophes ? Sans compter le soupçon à l’endroit du sens commun, l’esprit de système ou le délire des grandeurs… Et n’est-ce pas aussi la promesse qui attire le public, dans un cas comme dans l’autre, celle d’être initié au grand secret du monde et de reprendre le pouvoir sur nos vies? Scandaleuse, l’hypothèse mérite d’être creusée. Mais si d’aventure elle se confirmait, il faudrait alors se demander, au-delà des similitudes troublantes, ce qui distingue vraiment les deux discours. N’y a-t-il pas une ambition différente, orientée vers l’émancipation plutôt que vers le contrôle ? Un régime de pensée distinct, ouvert à sa propre contestation ? Une humeur opposée, alimentée par une curiosité aventureuse plutôt que par la rage de conclure ?

Platon et la caverne

Introduit dans le livre VII de la République, au moment où Socrate se penche sur l’éducation des futurs gouvernants de la Cité idéale, le mythe de la caverne délivre une image de la condition humaine, sous l’angle de son rapport aux idées, au Vrai et au Bien. Notre existence dans le monde sensible des apparences et des opinions fluctuantes est comparable à celle d’hommes qui auraient été enchaînés depuis leur enfance au fond d’une caverne et qui en seraient venus à penser que le reflet des choses se projetant sur le fond de la paroi leur permet de se faire une idée juste de la réalité (lire l’extrait ci-dessous).

➤ Platon / Sommes-nous des marionnettes ?
« Voici des hommes dans une habitation souterraine en forme de grotte, qui a son entrée en longueur, ouvrant à la lumière du jour l’ensemble de la grotte ; ils y sont depuis leur enfance, les jambes et la nuque pris dans des liens qui les obligent à rester sur place et à ne regarder que vers l’avant, incapables qu’ils sont, à cause du lien, de tourner la tête ; leur parvient la lumière d’un feu qui brûle en haut et au loin, derrière eux ; et entre le feu et les hommes enchaînés, une route dans la hauteur, le long de laquelle voici qu’un muret a été élevé, de la même façon que les démonstrateurs de marionnettes disposent de cloisons qui les séparent des gens ; c’est par-dessus qu’ils montrent leurs merveilles.
— Je vois, dit-il.
— Vois aussi le long de ce muret, des hommes qui portent des objets fabriqués de toute sorte qui dépassent du muret, des statues d’hommes et d’autres êtres vivants, façonnés en pierre, en bois, et en toutes matières ; parmi ces porteurs, comme il est normal, les uns parlent et les autres se taisent.
— C’est une image étrange que tu décris là, dit-il, et d’étranges prisonniers.
— Semblables à nous dis-je. »
République, livre VII, 514a-515a, trad. Pierre Pachet.

Plus qu’une allégorie, la caverne nous propose une analogie, une comparaison entre deux rapports (A/B = C/D). Par exemple : les feuilles (A) sont aux arbres (B) comme les tuiles (C) sont à une maison (D). En l’occurrence, explique Socrate, le monde sensible (A) est au monde intelligible (B) comme une caverne, où les hommes ne verraient que les ombres et les reflets des choses (C), est... au monde sensible (A). Sauf que dans l’analogie de la caverne, le premier terme, le monde sensible, est le même que le dernier (A/B = C/A). Ou encore : un objet sensible, une table, est à l’idée de cet objet ce que l’ombre d’une table est à la table sensible. C’est donc une analogie à trois termes (A/B = C/A). Mais ce monde sensible, que Platon réduit à une caverne trompeuse génératrice d’illusions et de mensonges, est aussi une ressource précieuse : grâce à la familiarité que nous entretenons avec lui, il permet de faire comprendre, par analogie, ce qu’est une idée… tandis que l’idée suprême du Bien est elle-même comparée au soleil. Prisonniers de la caverne du sensible, nous sommes donc capables d’en réchapper. Notre condition n’est pas figée. Il s’agit de se mettre en chemin.