“Penser, c’est dire non” : quand Derrida se fait lecteur d’Alain

« Penser, c’est dire non. » La formule n’est pas de Jacques Derrida lui-même, mais d’Alain, dans ses Propos sur les pouvoirs. C’est pourtant elle qui a été choisie comme thème de cours par celui qui, alors âgé de 30 ans, était un jeune assistant à la Sorbonne mais n’avait encore rien publié. En résultent quatre séances ici retranscrites, grâce à un texte complètement inédit à ce jour et entièrement rédigé de sa main. Derrida y montre déjà toute la puissance de sa pensée, qui considère que « la conscience naît simultanément avec le refus » et que celui-ci est « congénital, donc consubstantiel à la conscience ». Nous sommes alors en 1960-1961, en pleine guerre d’Algérie, d’où Derrida est originaire…

Oui/Non

Qu’est-ce que la pensée ? La question est évidemment centrale pour tout philosophe, et c’est par elle que le jeune Derrida inaugure son premier cours destiné à expliquer la formule d’Alain, dont on devine qu’il l’a donnée en sujet de dissertation. Or, commence-t-il, dans la mesure où « penser, c’est chercher à saisir la vérité, […] il pourrait sembler que la pensée soit en quête d’une affirmation finale » commence-t-il par établir. Mais c’est presque aussitôt pour contester cette apparence, puisque la pensée qui dit « oui » est à ses yeux une pensée satisfaite, comblée, arrivée, qui s’abandonne et se repose paresseusement sur ses acquis. Au contraire, la véritable pensée est une pensée inquiète, insatisfaite et incrédule ; c’est la pensée qui reste courageusement en chemin et qui continue d’interroger : pas la pensée du rejet systématique et aveugle, mais celle qui demande toujours à approfondir davantage et qui s’interroge sur son propre bien-fondé.

Une pensée qui ne se “rend” pas : Derrida lecteur d’Alain

La pensée refuse donc d’acquiescer, même devant l’évidence à laquelle elle devrait se rendre. Et Derrida de s’arrêter à cette formule : « Se rendre », c’est « rendre les armes », note-t-il avant de demander : « N’est-ce donc pas abdiquer, n’est-ce pas se déposséder et se renoncer ? – Est-ce qu’au moment où elle dit “oui”, la pensée ne se nie pas elle-même, ne se renie pas elle-même, est-ce qu’elle ne se dit pas “non” à elle-même précisément parce que le oui marque le passage de l’éveil critique, de la méfiance vigilante du guetteur qui est la marque de toute pensée vive, vivante, à la passivité de la croyance ? »

Rapprocher les expressions « se rendre à l’évidence » et « rendre les armes » n’est pas anodin et revêt un sens supplémentaire dans le contexte de cette année 1960-1961, agitée par le contexte d’une Algérie en guerre pour son indépendance. Et que Derrida interprète Alain (dont il n’est pas nécessairement un grand lecteur et auquel il fera rarement référence dans son œuvre) pour insister sur le fait que la pensée est toujours combattive a quelque chose d’ironique quand on se rappelle que celui-ci fut un pacifiste notoire, jusque dans son soutien aux accords de Munich… Mais Derrida n’entre pas dans ces polémiques historico-politiques et s’en tient au domaine des idées : c’est contre elle-même que la pensée doit résister et combattre, c’est-à-dire contre son propre endormissement.

Derrida en professeur

Lire Penser, c’est dire non, c’est aussi lire les notes de cours du professeur Derrida lui-même. On s’amuse de quelques indications qu’il s’était rédigées pour lui-même, comme des didascalies : « Rappeler le schéma classique », « Commenter patiemment », « Rappeler sens et nécessité de ce premier développement »… On y trouve aussi ce conseil de méthodologie adressé aux étudiants dont il a corrigé le travail : « Trop souvent dans vos dissertations, l’objet possible de la négation vous a fascinés et vous avez énuméré tout ce à quoi la conscience pourrait dire non. Or ce qui importe – et à Alain d’abord -, ce qui est intéressant, philosophiquement, ce n’est pas que la pensée refuse ceci ou cela, ceci plutôt que cela, c’est qu’elle soit le refus lui-même et qu’elle soit en elle-même refus […]. Ce qui importe, c’est que ce non, avant de buter contre tel ou tel objet, est le projet même de la conscience. » On mesure la chance qu’ont eu les étudiants de Derrida d’avoir devant eux un tel professeur !

Penser, c’est dire non, de Jacques Derrida, paraîtra le 3 juin prochain aux Éditions du Seuil, coll. Bibliothèque Derrida. 120 p., 21€, disponible ici.