Paul Audi : “Je suis obsédé par la nécessité de libérer la liberté en moi”
Dans son nouvel ouvrage, Troublante Identité (Stock, 2022), Paul Audi cherche à comprendre ce qui ne va pas chez lui depuis des années : la honte de soi, l’ambivalence de son rapport à son pays natal, le Liban. Mais le philosophe veut à échapper à toute réduction identitaire. Il revient ici sur ce travail d’une vie – une « éthique appliquée », animée par l’horizon de la liberté.
Votre livre, Troublante Identité, se penche sur ce que vous appelez “ce problème avec moi”, à savoir votre difficulté à définir votre identité. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous lancer dans cette auto-analyse ?
Paul Audi : En mettant ce problème à découvert, j’ai pris le risque de me dévoiler, voire de me mettre à nu. Il y a eu un élément déclenchant : l’épreuve du deuil. Qu’on ne s’étonne pas que mon livre comporte des accents élégiaques : j’y assiste à un enterrement. De qui ? De quoi ? D’un certain moi sujet à une insurmontable haine de soi. Mais ce moi haï et, pour cette raison, haïssable, je me suis efforcé de l’enterrer à une période où j’ai dû dire trois fois adieu : il y a eu le décès de ma mère, d’abord, et je crois que je n’aurais pas eu l’idée d’écrire ce livre de son vivant ; celui de mon père, que j’ai anticipé car il était alors très gravement malade ; et puis il y a eu le deuil, surprenant pour moi, du Liban lui-même. Car ce pays n’est plus qu’un cadavre à la renverse. La vérité est que je ne m’attendais pas à éprouver un sentiment à la fois de colère et de chagrin devant cette mort que je voyais pourtant venir de loin, et qui est devenue soudain effective.
“L’identité en elle-même est réductrice. […] Ce que l’identité identifie dans l’être, c’est une particularité”
Qu’est-ce que ces trois deuils ont réactivé chez vous ?
Ces trois deuils ont réactivé des affects profonds, qui m’ont renvoyé à mon adolescence, lorsque j’ai eu pour la première fois la sensation fracassante qu’un pays pouvait être enseveli corps et biens, comme ce fut le cas du Liban sous les décombres d’une guerre civile. C’est là une expérience unique, et effrayante, que j’ai ressentie à l’âge de 12-13 ans, peu de temps après m’être installé en France. J’ai très vite senti que les Libanais, ces champions de la survie, ne s’en relèveraient jamais. Hélas ! L’histoire m’a, depuis, donné raison, comme elle a donné raison à tous ces Libanais qui, réfugiés à l’étranger, se sont convaincus, parfois à leur corps défendant, que leur avenir devait se jouer ailleurs.
Qu’est ce qui ne collait pas dans votre adolescence, après que vous avez été naturalisé Français ?
Ce qui ne collait pas, c’était de ne pouvoir jamais être à la hauteur de la dette qu’il m’incombait d’acquitter. En arrivant à Paris et en reconnaissant la France comme mon pays, comme quelque chose qui m’attendait et que j’attendais secrètement depuis ma naissance, j’ai éprouvé un sentiment de gratitude infinie. Mais toutes les choses que je pouvais dire ou faire ne l’exprimaient pas comme il l’aurait fallu. Que je reconnaisse que ce défaut est dans l’ordre des choses m’a pris un certain temps. Entretemps, ce sentiment de dette a donné lieu à ce que j’appelle le « syndrome du naturalisé », qui ne m’a pas lâché d’une semelle. J’entends par là le fait de vouloir sans cesse sinon briller, du moins ne pas démériter aux yeux de la mère d’adoption. Cela produit une surenchère : on se veut plus français que les Français, sans mesurer à quel point c’est absurde.
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