Marc Richir. « Le nulle part me hante »
Marc Richir est infatigable. Ce penseur belge pratique la philosophie comme l’escalade. Son œuvre, au croisement de Husserl et de Dostoïevski, est centrée sur l’expérience du sublime, moment où nous ressentons ce qui nous dépasse. À partir d’un champ de lavande, il raconte sa recherche sur le temps, l’espace, l’éphémère.
Propos recueillis par Michel Eltchaninoff et Martin Legros
À partir d’Aix-en-Provence, il faut rouler longtemps, rejoindre les petites routes des Alpes-de-Haute-Provence, passer le bourg de Banon, longer les champs de lavande, atteindre un hameau perdu, continuer encore. Nous apercevons enfin la haute silhouette de Marc Richir. Il nous guide, sur le chemin, vers la masure isolée, que lui prête, chaque été, un paysan, à la limite des champs et des bois.
Le reste de l’année, le philosophe habite dans une maison au pied du mont Ventoux. Cela fait des décennies qu’il fuit la ville, ses jeux de pouvoir et ses modes. Depuis qu’il n’enseigne plus à l’Université libre de Bruxelles, dont il est l’une des figures les plus respectées, il organise son séminaire, réservé à des chercheurs venus du Japon ou d’Australie, dans le village voisin. C’est qu’il a une œuvre à poursuivre… Marc Richir propose une réélaboration complète du projet phénoménologique de compréhension du rapport entre la conscience et le monde entamé par Husserl il y a cent ans et poursuivi par Sartre, Merleau-Ponty et Emmanuel Levinas. Dans sa recherche, il remodèle les grands thèmes de ce qu’on appelle la philosophie première, celle qui touche à la recherche des principes de toutes choses : la pensée, le temps, le langage, l’imagination, l’histoire, l’affectivité et le corps, le sublime et la transcendance, le bien et le mal. « L’énigme du sens est qu’il se perd plus facilement qu’il ne se gagne et qu’il n’en existe nulle part de maître », affirme-t-il. Avec gentillesse et bonhommie, il nous a menés un après-midi sur le chemin du sens en train de se faire…
Philosophie magazine : Vous avez enseigné à Bruxelles et à Paris, pourquoi choisir la Provence pour y vivre ?
Marc Richir : Pour fuir la foule des grandes villes et ce que Baudelaire appelait « la tyrannie de la face humaine », qui m’oppresse et m’empêche de penser. Je retrouve ici une Méditerranée proche de la Grèce, qui, philosophiquement, est ma source première. Je voyage peu et je ne quitterais pour rien au monde ce pays.
Quelle serait, selon vous, la meilleure métaphore pour l’exercice philosophique ?
L’escalade. Quand je m’attaque à un problème, je suis à l’affût d’un point d’entrée comme si j’étais au pied d’une paroi et que je cherchais l’endroit où planter mon premier crampon, pour en faire l’ascension. Une fois franchi un palier, je dois m’assurer avant de partir à l’assaut du suivant. Et ainsi de suite, jusqu’au sommet. J’ai d’ailleurs, comme un alpiniste, beaucoup de mal à m’arrêter ou à me reposer. Quand je fais autre chose, j’ai souvent le sentiment qu’il ne se passe rien, que le temps est vide.
Comment s’est nouée votre vocation philosophique ?
«En revenant
au phénomène
à l’état sauvage, je suis incité à laisser affleurer ce qui m’émeut, m’affecte,
me mobilise dans cette perception»
C’est un roman qui a tout déterminé. Adolescent, je lisais déjà de la philosophie. Mais, à 17 ans, j’ai découvert Crime et châtiment de Dostoïevski et ç’a été un choc, l’évidence s’est imposée : ma vocation était d’ordre philosophique. Pourquoi cette œuvre en particulier? Je ne sais pas. Et je ne cherche pas à me l’expliquer. C’est le mystère de l’origine… Néanmoins, au moment de m’inscrire à l’université, j’ai choisi la physique et travaillé à l’Institut d’astrophysique de Liège. Je pensais naïvement que les mathématiques, principal instrument de la physique moderne, constituaient le fond de la réalité. Or, un peu plus tard, j’ai lu les deux préfaces à la Critique de la raison pure de Kant. « Nous ne connaissons des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes », soutient le philosophe. Ma croyance dans les mathématiques s’effondrait. Elles ne nous donnent pas accès à une réalité objective et transcendante, comme certains le croient encore. La « réalité » est aussi soutenue par ce que Kant appelle les conditions de possibilité de la connaissance, qui précèdent l’expérience que nous faisons des choses. C’est ce champ, plus fondamental que les mathématiques, que la physique et même que l’expérience réelle, que je me suis mis alors à explorer. À 22 ans, j’ai interrompu la recherche en physique et je me suis inscrit en philosophie à l’Université libre de Bruxelles. Trois ans plus tard, je suis entré au FNRS, l’équivalent du CNRS en France. J’y suis resté toute ma vie comme chercheur et comme enseignant.
Le philosophe Marc Richir est mort, le lundi 9 novembre 2015. Phénoménologue, il est l’auteur d’une œuvre centrée sur l’expérience du sublime.
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L’ouvrage > “Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps” (1928)
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