À l’Est, du nouveau

« J’ai fait hier “un week-end à l’Est”. Je ne suis cependant pas parti très loin : je me suis fait une toile dans le centre de Paris. Un film projeté dans le cadre d’un festival dédié à la culture de l’Europe de l’Est. La septième édition de cet événement annuel a commencé mercredi et s’achève lundi, avec pour invité Tbilissi. En fait, sauriez-vous placer cette capitale sur une carte ?

C’était un jeu dans les bars, avec les amies géorgiennes, quand nous avions vingt ans : demander, après quelques bières, aux clients de placer le pays sur une carte. En général, il finissait coincé quelque part entre la Hongrie et la Bulgarie, et rarement à sa place, aux portes de l’Asie, entre la Russie, l’Azerbaïdjan, l’Arménie et la Turquie. Depuis, le pays a gagné en notoriété et sa capitale paraît désormais aussi attractive que Berlin. J’y suis moi-même allé quelques fois, guidé par ces amies. Elles étaient adolescentes dans les années 1990 et ont bien connu l’atmosphère joliment rendue par la cinéaste Nana Ekvtimishvili dans Eka et Natia (2013), une “chronique d’une jeunesse géorgienne”. C’est le film que j’ai vu hier, qui suit la trajectoire de deux jeunes femmes de 14 ans en 1992, éprises de liberté dans un univers post-soviétique où la violence est partout : celle de la guerre en Abkhazie, celle des rues et des règlements de compte, celle des familles, exacerbée par le machisme et l’alcool. La situation a depuis changé, et le pays s’est libéré de l’influence soviétique pour se tourner vers le projet européen. Mais…

Identifie-t-on vraiment mieux la situation de la Géorgie ? Un drapeau européen figure, flagrant, sur l’affiche du festival. Je l’avais vu avec curiosité flotter devant des bâtiments officiels, jusque dans les hautes montagnes de Svanétie, à mille lieues de la capitale. Le pays reste pourtant loin d’être membre de l’Union européenne, même si la Commission européenne a rendu un avis favorable sur sa candidature le 8 novembre dernier. Cette décision va dans le sens d’une population majoritairement pro-européenne et contre l’extension de l’influence russe, dans un pays qui redoute de connaître le destin ukrainien. Cependant, la Géorgie reste divisée. Car si la présidente Salomé Zourabichvili, une ancienne diplomate française, se tourne résolument vers l’Europe, le gouvernement, porté par le parti “Rêve géorgien”, se pose en rupture avec l’Occident et en faveur du projet eurasiatique poutinien. Cette tension géographique et politique entre des racines européennes et l’emprise russe sera d’ailleurs le sujet du romancier Emmanuel Carrère (cousin de la présidente Zourabichvili et qui vient de publier Un roman géorgien dans la nouvelle revue Kometa) ; il dialoguera avec des artistes géorgiens, lors d’une soirée pour clore le festival, lundi.

Finalement, jusqu’où l’Europe s’étend-elle ? Plusieurs critères ont été avancés – la limite cartographique des monts Oural, l’ancrage judéo-chrétien ou l’héritage grec, un certain modèle de construction politique… – mais une définition convaincante reste celle d’Edmund Husserl. Dans La Crise de l’humanité européenne et la philosophie, le philosophe avance en effet que cette entité est moins une réalité géographique qu’un “esprit”. Selon lui, “une dimension supranationale d’un genre entièrement nouveau a pu alors surgir. Je veux bien entendu parler de la figure spirituelle de l’Europe. Elle n’est plus, désormais, une juxtaposition de nations différentes qui ne s’influencent que par filiation ou par des conflits commerciaux ou politiques. Bien au contraire, un nouvel esprit tirant son origine de la philosophie et des sciences particulières, un esprit de libre examen et produisant ses normes à l’aune des tâches infinies parcourt l’humanité, crée des idéaux nouveaux et infinis.” À ces idéaux, les artistes géorgiens invités ce week-end ne donnent-ils pas forme, précisément ? À vous de voir ! »

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